poematique expiraTOIre
un vieux fou, un voyage, de l'amour, de l'amitié
5 Où on s'éloigne et se rapproche de soi
Vue plongeante d’une verrière. Arrivée d’un convoi en gare. Flot de voyageurs bariolés. On restera en hauteur jusqu’à percevoir la valise de Tobie. Le regarder de loin. Laisser l’homme disparaitre dans l’escalier des sous-sols. Descendre sur le quai d’un mouvement fluide et le retrouver parvenant lui aussi sur la voie de départ. Ne pas bouger. Le laisser venir et prendre bientôt toute l’image. Ce déplacement raconte beaucoup de lui. Comme il allonge le pas, comme il est concentré, comme petit à petit, il se détend et de ce fait se redresse un peu.
Il est 11 heures. Tobie légèrement stressé tire sa valise sur un quai de la gare de Köln. Changer de train, trouver le suivant et embarquer aussi à temps. Un grand ciel bleu tombe d’une verrière en arceau. Il respire, ce n’est pas la gigantesque station ferroviaire qu’il redoutait. Il sait tout ce qu’il doit savoir, le numéro de l’autre voie, l’heure exacte du départ si les chemins de fers allemands ont le sens de la ponctualité comme il le croit. Il faut aussi choisir le bon wagon car une partie du convoi file vers Münich et l’autre vers Basel, sa porte d’entrée en Suisse. Il a juste le temps mais il sait aussi parfaitement se faire aider si nécessaire. Sa silhouette fantastique se fraye le passage, il ne passe pas inaperçu. Parfois d’autres hommes à couvre-chef soulèvent leur galurin, au nom de la fraternité des feutres sans doute. Il trouve un ascenseur pour s’éviter la rampe interminable qui donne accès aux voies. Bref, tout se passe à merveille et à 11 heures 31, les roues de son TGV s’arrachent à l’immobile. Parfait. Tobie aime les défis. Celui-ci même modeste n’était pas gagné d’avance. Être assis à sa juste place dans le sens du voyage au moment même du décollage le fait soupirer d’aise. Le TGV va filer et tracer dans les plaines le long du Rhin, le fleuve qu’il remonte en pagayant dans ses rêves depuis qu’il a décidé de se rendre en Suisse. Il prend son portable et envoie un court message à Evelyn, tout va bien. Puis Tobie a faim, signe d’une vraie détente. L’offre gourmande de la carte lui plaît.
— Je vais me prendre un menu d’automne et puis tiens un verre de Beaujolais, du Chiroubles. C’est une trop belle occasion ! Un vin de noces !
Le paysage est coloré, jaune vert et rouge violacé. Son assiette de chasse aussi, Le vin lui monte gentiment à la tête. Il se détend complètement et enfin rassasié, il ferme les yeux devant son ordinateur.
On fera un panorama, sens du train. Le choix des images parlera d’harmonie, de vitesse et de modernité. De richesses aussi, car il est bien loin le temps d’une Allemagne à reconstruire. Les vignes, les feuillus, la plaine industrieuse du Rhin, ces splendeurs passant à la fenêtre. On essayera de suggérer l’évolution entre deux époques. On s’approchera de Tobie, la bouche légèrement ouverte. Il est heureux ou plutôt tranquille. On le montrera ainsi.
Ici, les forêts automnales, les troupeaux de vaches rouges et blanches, les villages surgissant dans les brumes, le soleil voilé qui saute d’arbres en collines, tantôt près et puis soudain très petit, là-bas dans le ciel.
Là-bas, les terres rouges d’Afrique, les sables de poussières, les touffes de verdure sous le soleil qui mord. Les routes s’enfonçant dans les réserves, parcourues en jeep ou en Toyota commerciale. Les femmes, cheminant chargées de produits à vendre. Les gamins, dansant au plus infime son de radio ou de tambours. L’éclatement perpétuel des villes éruptives sans fin.
Là-bas, la jungle amazonienne, l’eau partout jusque dans l’air, le vert enduit de lumière des feuillages, le sol gris des clairières, l’oppression des moustiques épaississant la sueur des nuits. Et ces bruits d’oiseaux, ces cris presque humains des volatiles là-haut, au-dessus des arbres. Et puis ces chevauchées de bagnoles, de site en site, ce danger d’engloutissement des voyages, là-bas en Colombie alors qu’il fallait conduire des recherches de roches et de nappes pétrolifères. Les femmes au regard fendu, le teint jaune de leur peau, leur éphémère beauté, tandis que se pendent à leurs tailles des grappes de mômes souriants.
Ici, les bourgs allemands que l’on passe, laissant sur les quais des travailleurs et puis les villes où on reprend son souffle, échangeant ses cargaisons d’arrivants pour de nouveaux passagers, partant eux aussi pour leurs aventures quotidiennes de labeur, la fraîcheur de l’air, ces fumées de bouches, le camaïeu de grisailles des vêtements.
Et puis là-bas encore, l’éternel paradis du Sarawak, palmiers, plage et océan. La jungle, les mangroves et puis les moussons. Et encore les trajets que l’on fait sur les rivières avec cette langueur des embarcations laissant le voyageur flotter entre impatience et douceur de vivre, alors que des colonies humaines nichent le long des berges dans des villages de bambou et de branches. Sa femme, Evelyn, leurs enfants qui grandissent comme poussent là-bas les arbres, vite si vite qu’il n’a pas eu le temps d’en prendre la mesure qu’ils étaient déjà inatteignables.
Le ciel partout, jamais pareil, parfois immense s’enfonçant dans la mer, parfois si court, entre deux frondaisons, un trou dans la caillasse verte des essences tropicales. Souvent, ce ciel noir des nuits où il ne dormait pas, l’esprit plein dégorgeant le souci, comme les derricks de la firme vomissaient l’or noir. Ces ciels qui malmenaient son sentiment d’exil, le ramenaient à la peinture de Van Gogh, et glissaient en lui une envie de retour vers des terres cultivées, de longues lignées de saules bordant des canaux sages, les mille bras tendres de la mer des Pays-Bas.
Mail du 24 septembre
Tobie,
Je me réveille d’une nuit difficile et pleine de songes. Le jour se lève presque, mes yeux décrochent les rideaux ; je sors du sarcophage, je déboise ma chair encore enracinée dans une forêt de rêves. Un autre endroit, une autre chambre des secrets et pendant quelques minutes, j’ignore tout de mon histoire de vie et de ce que j’y fais. Je fais de la transmutation. Quelques secondes, je suis dans un mas de Provence, ou dans une salle de bistrot irlandais, une autre saison et c’est soudain un pays de neige jusqu’ à ce réveil lentement qui prend ses droits et bouffe de lierre ma jambe et sa douleur.
Dans la chambre d’hôpital, j’ai dressé mon camp, mes donjons d’exploration, le haut levis pour traverser les fosses. J’ai mon destrier Chaise Percée, mon cabinet de beauté dans un tiroir, la zone loisirs et DVD et la mini bibliothèque. J’ai transporté mon bout de jardin : quelques fleurs coupées. Je suis sur le radeau ou l’île d’un lit à roulettes qui ondule sur l’océan car je voyage tout confort.
Pour ne pas me sentir en terre totalement étrangère, je tiens à portée de mains une voisine de chambrée, pour y exercer consciencieusement mes dents et ma méchanceté. Maigre sac d’os, cette Dame Cafard aime jouer de la sonnette, la presser de son long doigt d’oiseau gratteur et faire ainsi circuler autour d’elle un essaim de cigognes à old babies soit pour qu’on la couvre soit pour qu’on la découvre, qu’on lui donne à boire, lui dévisse l’oreiller, lui mette ou lui enlève les dents. Dame Cafard aime dormir la porte ouverte et la lumière allumée, ce qui rend mon sommeil boulevardier. Quand l’infirmière devient un infirmier, elle a besoin soudain qu’on lui frotte le dos d’eau fraiche et la masse « plus bas, voyons plus bas » de crème d’amandes douces.
J’essaie d’imaginer qui elle fut autrefois. Une femme libre classieuse apprenant l’anglais et le piano aux enfants de quelques personnalités. Côtoyant un monde élégant, elle y a appris à son tour à faire d’un simple coup d’œil le distinguo subtil entre du pâté de minou et du gastrochacha, entre l’infirmière d’élite et le petit personnel. A toute question, elle répond non. Une précaution naturelle qui lui laisse juste le temps de faire tourner trois fois le personnel du bout de sa langue avant que de se laisser faire. Et jour après jour, elle me révèle des aspects d’elle plus romanesques qu’espérés. Elle est en ce moment en duplex avec un vieil amour sans doute à qui elle redit, qui sait, son sentiment, le dentier enfoncé dans la poche de sa robe de chambre.
*
Basel. On attendra Tobie, le regardera passer, comme lui regarde les gens. Depuis le kiosque, depuis la pharmacie, depuis la librairie. Suivre ainsi son déplacement dans le hall de la gare de Bâle et par la même occasion découvrir le bâtiment qui cette fois-ci est ancien, monumental comme on les aimait avant la guerre. Prendre le parti de le surveiller de l’intérieur des boutiques. C’est un voyageur parmi d’autres mais qu’on épiera subrepticement, sans qu’il semble s’en rendre compte. Il ne cherche pas de correspondance.
Tobie s’engage dans le couloir des douanes. Ici, il faut montrer qui l’on est. On veut impérieusement savoir à qui l’on a à faire. Certaines figures ont d’entrée de jeu une honnêteté à prouver, plus que d’autres. Les voyageurs passent devant des fonctionnaires habillés de bleu tendre qui tournent des pages de passeport comme des hamsters leurs roues. Tobie dans la file de touristes prêts à enrichir la place forte de quelques billets, trouve ce zèle policier difficile à comprendre. Devant lui, des gens ordinaires, tous des gens ordinaires non ? Alors à quoi bon ce cirque protectionniste ? Devant le guichet à son tour, il comprend qu’il n’est pas toujours bon d’avoir une allure de plus que les autres.
On serrera le cadre sur les deux personnages. Une confrontation entre deux hommes, deux âges, deux styles. Le contraste, la différence ne se feront sentir qu’en les percevant ensemble, un duo. Être proche mais ne pas intervenir. On laissera l’espace nécessaire pour que ni l’un ni l’autre ne se sente dévisager ou juger. Être prêt à soutenir Tobie si besoin. L’inciter au compromis ou au silence. Il entendra, un peu tard tout de même.
Le jeune douanier au crâne tonsuré à la manière des Jeunesses de mauvais souvenir, n’apprécie pas ce cache-œil, et guère non plus cette casquette d’où s’échappe une chevelure blanche un peu trop longue pour un homme ordinaire. La photo de Tobie part dans les fichiers du grand banditisme et sa valisette est débarrassée de ses polos et culottes de coton blanc, style vaste indécis. Le fonctionnaire parle le Schwizerdütsch, le bâlois. « T’as pas intérêt à me cacher quelque chose, vieux schnock … » Tobie comprend hélas. Il badine en néerlandais en accentuant les syllabes. « J’ai mis le magot dans le bagage à main. » Mauvaise idée. Il lui faut patienter une demi-heure de plus bien chronométrée pour entrer dans le monde des Helvètes. Il est européen et croit en la nécessité de pays unis, ne serait-ce que pour une véritable compétitivité économique. Il croit en la force de nations aux passés riches et d’où l’essentiel des sciences et des savoirs est sorti. Le peuple suisse a refusé d’en faire partie, créant un trou dans le tissu européen. Une île riche et prospère qui nargue les pays alentour, tous aux prises avec des problèmes de choix obligés, de monnaie, d’unifications des mesures, dont se passe allègrement la Confédération, s’arrangeant avec ce qui lui convient et refusant toute contrainte en sa défaveur. Cette neutralité à la fois pleutre et opportuniste l’agace sans pour autant ne pas lui concéder un certain génie. Politique discrète, accords sans fanfare, le pays se tient peinard, tout en se renforçant et poursuivant sa bonne fortune. Ignoré des médias, absent des grands débats, c’est le cœur-tirelire oublié du continent.
Tobie sort faire quelques pas sur l’esplanade de la gare. Des trams se croisent, des vélos, des piétons. Comme un air de Bois-Le-Duc. Peut-être, cette ville mérite-t-elle sa réputation, finalement ?
Inutile de sortir de la gare. Laisser Tobie faire quelques pas dans la galerie sombre de l’entrée de la station. Sa silhouette qui s’arrête à la frise de la lumière éblouissante ; belle image de l’homme en quête.
à suivre