poematique expiraTOIre
Un vieux fou, un voyage, de l'amour, de l'amitié...
10. Où ça roule....
Un hôpital peut apparaitre comme un endroit d’excellence, salvateur et efficace. Un lieu de maîtrise si on en voit essentiellement les secteurs modernes, luxueux et d’une pureté hygiéniste, partout. Les images du milieu hospitalier donneront pourtant le sentiment d’un endroit faussement rassurant. Pour cela, les couloirs seront plus sombres qu’ils ne sont en réalité et l’on sera distrait de temps à autre dans la progression par des visages dans des encadrements de porte, souffrants ou fermés. Sans s’y arrêter ; la maladie est un décor et non un personnage. L’étage aura son propre langage, entre lutte, souffrance et espérance. Porteur d’une énergie épuisante qu’on tentera de contenir avec Tobie.
Tobie a déjà visité des lieux aussi tristes dans sa vie. Cette couleur jaunasse des murs, ce linoléum rouge sang de bœuf et ces rideaux caoutchoutés comme des alèses d’incontinents séparant des gens de douleurs ou d’états différents. Les fenêtres heureusement sont larges et donnent sur la ville, sa cathédrale et le lac, largement, une carte postale. Il a enfreint les règles de visite et se tient là, si sûr de lui que personne n’ose lui demander ce qu’il fiche à cette heure du matin dans une chambre de femmes aux souffrances dénudées. Il attend Cosette qui a quitté son lit pour une douche. Il s’assied dans un fauteuil, faussement indifférent à cette frêle escouade d’anges en gestation. Combien de temps encore pour des ailes parfaites chez les dames de compagnie de sa reine ?
L’entrée dans la chambre de Cosette. Tobie a du mal à être serein, son regard est furtif. On verra donc le sol d’abord, quelques pas et enfin un arrêt sur les chaussures. Le mouvement suivant permettra de tendre vers la fenêtre. Importance de la lumière éclatante de ce matin, de la vue sur le lac. Deux mondes si différents. L’un exclu du soleil, l’autre flamboyant. Choix de contrastes.
Cosette le trouve sage et digne, aussi apprêté que s’il s’était agi de lui administrer personnellement sa dose de vaccin anti-mort. Elle est habillée car après sa chimio, elle quittera les lieux pour retrouver la clinique de remise en forme dans laquelle on l’a admise. La voyant, fatiguée mais détendue, il se dit « la vie est la plus forte ». Et il lui cède sa place pour qu’elle puisse s’installer.
*
Les visages des infirmières. Plans rapprochés. Ces infirmières qui possèdent ce qui leur est révolu, la jeunesse, la beauté et la santé, l’insouciance et même l’inexpérience. Le rythme de passage de l’une à la suivante apportera un peu de légèreté. Ce défilé montrera aussi ce qu’il y a d’aléatoire dans toute tentative de guérir. Il suffit de peu pour que ce qui semble facile devienne compliqué. De la manière dont les portraits seront faits, dépendra aussi la tendresse que l’on éprouvera pour ceux qui travaillent mais aussi l’acceptation par les personnages du sort qui leur est fait.
Une première infirmière arrive. Jeune et jolie brindille. Elle explique que les chimios se pratiquent d’habitude dans le service spécialisé et non en chambre mais qu’hélas, Madame n’a pas été inscrite à temps par ses médecins. On va donc procéder à cette opération sur place. Pendant qu’elle pique le bout du doigt de la malade pour un contrôle sanguin, Tobie raconte comment il a décidé de venir et comment il a, moyennement, convaincu Evelyn de la nécessité de faire ce voyage. Son récit le ravit et la fait rire.
— Que vas-tu faire ensuite car peut-être as-tu oublié que je ne suis plus patiente ici et qu’après la chimio on viendra me rechercher ? Tu as des amis à voir ?
— Je n’ai pas oublié ! J’ai une mémoire excellente et tu le sais bien… Je viens avec toi. Je veux être près de toi aujourd’hui et demain encore.
— Sérieusement ? Mais comment ?
— J’ai pris un hôtel, comme d’habitude. Pas plus compliqué que ça !
Cosette n’en revient pas, enthousiaste, tout ce qu’il faut pour repayer Tobie de plaisir. Une deuxième infirmière entre, entraînant avec elle tout un attirail. Un arbre à perfusion et encore un chariot empli de ce petit matériel de base, gants, ouate, pansements, aiguilles, ciseaux et autres joyeusetés. C’est, comme la première soignante, une jolie personne, délicate et grâcieuse qui manipule ses affaires avec précision et calme.
— Mais donc tu vas me tenir compagnie pendant deux jours. Nous allons pouvoir parler de tout notre saoul ! Dis-moi… Tu crois que ce sera tellement dur que ce soit nécessaire que tu me tiennes la main ?
— Je n’en sais rien… Si tu souffres, je serai là et si tu passes au travers, alors je serai là aussi.
L’infirmière ajuste des cousins dans le dos de Cosette et disparaît à son tour. Tobie poursuit son récit, expliquant qu’en de tels moments, il est important de rendre la vie douce et désirable, pour ne pas lâcher prise, pour ne pas réserver sa place dans l’autre monde. Il ne veut pas qu’elle se sente dans une salle d’attente, comme un immigré renvoyé d’où il est venu. Tobie, sûr de lui, ne laisse paraître aucune inquiétude particulière. Sa présence autoritaire et solide barre la route à toutes les pensées épuisées de Cosette. Ils sont tous les deux, comme deux compères très affairés à discuter tandis que des serveuses passent et repassent autour d’eux, apportant cocktails chimiques et mignardises. Cette fois, c’est une jeune asiatique qui s’approche pour installer la perfusion. Les veines de Cosette rétrécissent aussitôt se cachant et se faufilant comme si depuis le temps, elles avaient intégré ce que signifient ce garrot et ce poing serré et qu’il allait y avoir de la bagarre. L’infirmière essaye en vain. Elle finit par s’avouer vaincue et voici une nouvelle recrue à la seringue plus affûtée. Celle-ci a cette assurance de qui en a vu d’autres. Tapotant, scrutant le bras frêle, elle en profite pour distraire Cosette en commentant la météo d’un automne beau et chaud. Elle se loupe, elle aussi. Tobie ne peut réprimer une grimace agacée.
— De combien d’infirmières as-tu besoin, dis-moi ?
Cosette rit, qu’y peut-elle ? Finalement une nouvelle soignante, tremblante et transpirante, réussit la pose de la perf’.
— On ne sent rien, le poison coule dans les veines et ce corps ne bouge pas, ne tremble pas… Je pensais avoir peut-être la tête qui tourne ou la bouche pâteuse… Je pensais sentir quelque chose.
Tobie sourit. Ce n’est pas comme ça que ça se passe. Il faut laisser les molécules entrer, se faire une place dans le grand réfectoire des tumeurs. Faut qu’elles se mettent à table et se goinfrent ou chipotent… En ce moment, elles font juste le tour du resto, rien de plus, elles réservent leur table en choisissant le menu. Ici dans le crâne, là dans les poumons, là-bas dans les os. Tobie a connu ça autrefois, quand un des siens avait été pincé méchamment par le crabe. Il connaît les effets, les agissements sournois de ces croqueuses de cellules. Il sait que le corps met du temps à revenir de sa surprise et que la bibine ne saoule pas si vite.
On ne s’approchera pas de trop près de Tobie et Cosette. Se mettre plutôt dans la posture d’une personne de la chambrée, qui de son lit par exemple peut apprécier ce qui se passe mais ne pas savoir pas vraiment ce qui se ressent. On sera des voyeurs sans lumière. On fera les ignorants, on fera semblant de rien. Ils font d’ailleurs des gestes peu explicites, contrôlés l’un envers l’autre.
*
La poche de venin s’est vidée. Ils ont causé, il est sorti prendre un café, elle a somnolé, ils ont parlé encore. Et enfin on décroche les guirlandes de Cosette. Un chauffeur va les prendre en charge. Tobie s’amuse des sourires étranges que leur couple fait naitre, le vieux corsaire et son otage peut-être, ou le pasteur anglais et sa gouvernante ou encore le père Colosse et sa fille Freluquette… Ce moment de confusion qui passe dans les regards du personnel de l’étage est jouissif. Il a envie de leur dire, c’est plus simple que ça, vous n’y êtes pas. Cherchez mieux… Mais oui vous brûlez ! Il est heureux et Cosette aussi, des chimios comme celle-là c’est sans problème… Juste tendre le bras pour la trouilloteuse à vaisseaux sanguins et puis poursuivre la conversation, poursuivre la vie qu’on n’a pas quittée encore, poursuivre parce que rien n’a été cassé, ni le cours de l’insouciance, ni celui du bonheur.
On attendra le couple devant l’hôpital. Tobie pousse Cosette sur une chaise roulante. Un fourgon taxi s’ouvre à leur arrivée. Se rapprocher. On assistera à la scène en se substituant au regard du chauffeur, accompagnant quelques-uns de ses gestes. Les bruits de la ville. Bruits de portières. Gens qui parlent. On passe à nouveau d’un espace social vaste à un huis-clos. Le taxi fourgonnette est une sorte de cellule ambulante qui traversera le champ normal de la vie tout en tenant ses passagers éloignés d’elle. Cette impression naîtra en alternant des vues depuis l’intérieur du véhicule et d’autres d’un extérieur inatteignable. Et donc d’autant plus désirable.
Le taxi est une fourgonnette grise. Un élévateur emporte le fauteuil roulant de Cosette dans les airs puis on l’avance d’un coup de roue et ça y est, on va pouvoir ficeler la patiente et sa caisse à savon. L’opération se fait dans la rigolade tandis que Tobie prend place sur un siège ordinaire, sa valise à ses pieds. Malgré les douleurs de sa jambe en ferraille, Cosette semble partie en course d’école. Le chauffeur comprend ce qu’il y a de jubilatoire dans ce retour en clinique. Le soleil, des arbres colorés, une douceur de lumière et quelqu’un qui se tient près du patient pour une fois, alors qu’il ne charge le plus souvent que misères et grognements. Il les suit du regard dans le rétroviseur, c’est aussi beau dedans que dehors. Il prend alors de petites routes qu’il connaît pour les balader, elle et ce grand diable qui parle le français avec un accent et parfois des tournures amusantes. Le taxi file à petite allure dans la campagne vaudoise, traverse des villages intacts aux fermes de pierre, des champs juste labourés et les forêts jaunes des feuillus de la plaine. Il fait durer le plaisir tant qu’il peut, tandis que ses passagers s’exclament exagérément sur les tableaux de son exposition. Elle ne va pas les revoir de sitôt et Tobie non plus. Mais il faut tout de même rentrer au bercail et bientôt la voiture traverse le dernier village.
On ouvrira des ailes dronatiques, on volera au-dessus d’une fermette. On s’élèvera pour dominer le taxi arrivant dans un village. On découvrira ainsi le pays de Cosette et la clinique où on les conduit. Champs ras et lumière d’automne. La beauté est essentielle dans une histoire.
— Te souviens-tu de la ferme de mes grands-parents ? Tu la vois, là-bas ?
— Oui et je reconnais aussi cette route dans le pré là… Il me semble qu’on l’avait prise, non ?
— En effet. Tu vois, je suis de retour à mon point de naissance, le village des origines.
Cosette a changé d’expression. La fourgonnette descend une rue, passant devant l’église et son cimetière. Mariages et enterrements des aïeux, souvenirs d’enfant. Tobie lui prend la main et la serre pour la ramener parmi les vivants. Il regarde droit devant lui, lui montrant un air décidé et sans nostalgie. Il faut aller de l’avant.
*
L’arrivée à la clinique se fera par les jardins. Douceur d’un endroit entouré de vieux arbres, couleur rosé des murs, patio d’agrément et terrasse large et aménagée de tables et de parasols. Ambiance sereine. Quelques vieillards assis sur des bancs, semblant perdus dans leur passé détonnent un peu. On les caressera du regard au passage. L’aspect lisse et calme de l’endroit prendra alors petit à petit un autre sens. On posera la main sur la main de Tobie qui presse l’épaule de Cosette. Il est malheureux. On découvrira la partie moderne, alors qu’ils avancent toujours. Cosette se retournera et sourira.
La clinique est formée d’un gros bâtiment ancien et rose auquel on a ajouté une aile. Entre les deux, une zone commune sous forme d’une cafétéria. Un parc arborisé et la vue sur les montagnes, les bosses plutôt, des Préalpes. Une ville moyenâgeuse fait le dos rond, toute proche, une ville qu’il connaît un peu pour l’avoir traversée lors de son premier voyage.
Cosette est dans sa chaise roulante, encadrée de ses deux béquilles. Ses cheveux bouclés mériteraient un passage chez le coiffeur et Tobie l’a déjà vue moins marquée mais mis à part cette fatigue, rien ne laisse véritablement deviner ce qui se passe dans ce corps, ni le mal, ni les tourments. Elle semble garder le moral. Elle est donc aussi une de ces femmes habituées à vivre à la dure, toujours à flanc de coteaux, les pauvres, et qui luttent sans se plaindre de leur sort. Cosette est petite pour une Hollandaise mais de stature plutôt commune pour une Portugaise. En fait, c’est l’exemplaire parfait du mélange Nord-Sud multi-facettes, cheveux noirs, peau blanche, corpulence de fermière, ossature fine, yeux jaunes et voix sensuelle, rire discret, fou rire intense. Tobie se demande pourquoi il tient à cette femme qui n’aurait pas arrêté son regard autrefois, jamais. Mais Cosette est aussi discrète et calme, ne le juge que rarement, lui offre des lettres sincères et sait lui montrer aussi qu’un esprit intéressant peut se cacher dans la plus banale des apparences. C’est le secret de leur entente. Debout contre lui, elle lui parvient en plein cœur. Elle a vécu dans les parages, une enfance qu’elle lui a racontée, d’une anecdote à une autre. Il connaît les qualités de son père, la beauté triste de sa mère. Il connaît son oncle aussi, spécimen de paysan bourru, obtus mais au grand cœur. Il sait comment elle a eu besoin de faire plus tard les grands nettoyages de l’enfance. Il a joué patiemment au lointain confident, au médecin, à l’ami indispensable et solide. Il a guidé ses pas d’alors quand il devenait important qu’elle devienne une femme libre.