poematique expiraTOIre
Un vieux fou, un voyage, de l'amour, de l'amitié...
9. Où Tobie se rappelle...
Les lieux tiennent un grand rôle dans chaque histoire. Dans celle-ci aussi. L’endroit choisi pour leur premier coup de fil raconte beaucoup de Tobie. Il a voulu l’entendre de préférence dans un jardin à la française. Importance des lignes, des tailles et d’une domination parfaite de la nature. C’est l’automne. Netteté aussi des allées proprement ratissées des feuillages. Splendeur aristocratique des endroits arborisés. Par ce biais, on comprendra une partie de la personnalité de Tobie ou plus exactement son statut social dont il est fier.
C’est dans le parc de Saint Jean qu’il l’avait contactée pour la première fois. Cosette avait une voix jeune, qu’il connaissait pour avoir écouté quelques lectures qu’elle avait faites de différents auteurs sur son blog. Elle avait été surprise de son appel. Ils ne se connaissaient pas encore. « Tu existes ? » avait-elle dit en riant. Tobie avait repris vie, la vie qu’il aimait, celle qui créait du mouvement autour de lui, la vie qui n’était pas une menace de mort comme il la ressentait parfois quand son corps semblait le lâcher par tous les morceaux. C’était un homme de projets, de défis. C’était même la raison principale qui avait fait sa réussite professionnelle, cet art de conduire des idées à leur aboutissement, cette faculté de saisir l’opportunité qui se présentait pour en faire quelque chose et en profiter. La façon dont leurs échanges se déroulaient était agréable, si différente de ce qu’il vivait qu’il avait fini par comprendre que si beaucoup de choses avaient été parfaites dans sa vie, il avait manqué de complicité et de tendresse.
— Ah ! Cosette, suis devenu sans défense, une vraie mauviette. Tout me touche, si tu savais… Vais-je pouvoir t’aider ou vais-je craquer ?
Il lui avait ensuite rendu visite, deux ans auparavant. C’était l’été, l’occasion de prendre des vacances. Evelyn adorait les voyages, les changements et l’aventure. Elle avait volontiers accepté de lui servir de chauffeur pour rencontrer ses amis virtuels. Il avait prévu de passer deux jours avec Cosette, c’était peu mais aussi le temps limite qu’Evelyn pouvait tolérer avec une autre femme, car malgré son âge, l’épouse veillait sur son homme comme si elle craignait qu’on le lui volât. Tobie avait découvert la maison banale de son amie, lui qui vivait dans un décor luxueux, orné d’antiquités et de mobilier de caractère, au sommet d’un immeuble en plein cœur de sa ville. C’était une villa en campagne, une demeure de petits bourgeois, une de ces baraques faites à la chaîne par des architectes paresseux pour des gens sans argent. L’intérieur était aménagé avec goût mais avec des moyens de prolétaire. La chambre d’amis était sombre, le lit trop bas, la douche étroite ; tout ce qu’il fallait pour tailler sec dans la patience d’Evelyn. Grand seigneur, lui était resté bonhomme. Seul lui importait de côtoyer son amie quelques heures.
Cosette leur avait fait découvrir les bosses et les cabosses des Préalpes, de quoi leur donner le mal de mer. Ils avaient vu la ferme de ses grands-parents, la maison de son enfance, la ville de sa jeunesse, une buvette de montagne, un château, le tout rassemblé sur un territoire d’une trentaine de kilomètres carrés, à peine la grandeur de sa ville. Cosette avait donc vécu toute sa vie dans un mouchoir de poche, une campagne tranquille dans laquelle il ne se passait vraisemblablement jamais rien. Ce parcours touristique semé de souvenirs et d’anecdotes l’avait ravi, lui qui regrettait de plus en plus d’avoir perdu ses racines en faisant une carrière internationale.
Le ristretto est bon. Tobie ouvre son laptop. Pour prendre la température du jour et répondre à ses mails.
*
Cosette lui écrivait souvent. C’était des lettres, de véritables lettres que seule la rapidité de transmission rendait différentes de celles de sa jeunesse. Elle lui racontait sa vie du jour, le temps qu’il faisait, son travail, ses soucis, ses plaisirs d’une telle façon qu’il avait le sentiment très souvent qu’il n’avait jamais su apprécier boire un café, recevoir des gens, marcher sous la pluie, bricoler une lampe et même s’ennuyer. Elle racontait ces petites choses d’une manière si personnelle qu’il se demandait parfois s’il n’était pas borgne aussi de l’esprit. Il lui répondait plus brièvement, sauf si elle lui demandait un conseil ou des explications. Alors là, il pouvait développer ses qualités épistolaires et remplir ses pages avec jubilation. Puis un matin, il dit
— Je suis mordu…
Tobie pense à cette journée où il avait mis ces mots sur son plaisir de vivre à nouveau. C’était à la fois une bouffée de jeunesse qui le rendait léger et puis aussi une tempête d’idées parasites qui faisaient tout pour vandaliser son bonheur. « Tu pourrais être son père, tu es trop vieux. Et puis tu es marié, tu as fait ta vie. On est trop loin l’un de l’autre. C’est sans issue. Et elle, que pense-t-elle ? Pourquoi t’aimerait-elle ? Tu serais bien incapable de lui faire l’amour sans t’épuiser... » Qu’importait ! Il allait cultiver ce sentiment de vie qu’il n’avait pas ressenti depuis longtemps. Vivre ! Vivre, vivre centenaire et heureux !
— Est-on vraiment épris quand on est vieux... se dit-il tout bas.
Il aurait juré alors que oui. Que c’était la même sensation, toute pareille, exactement celle ressentie quand il avait rencontré Else, sa première femme et qu’il avait trouvé des énergies assez puissantes pour s’éloigner de sa mère et refuser son emprise. Mais que demandait-il à Else si ce n’était de faire de lui un homme, de le faire accéder à ce statut de chef de famille, d’homme responsable, un adulte. Ça avait été le mariage d’un homme pas fini avec une oie blanche. Des épousailles à obsolescence programmée. Puis il y avait eu Evelyn dont les incroyables talents de mère, d’institutrice et de maîtresse de maison l’avaient convaincu de retomber amoureux. Et tant qu’elle avait eu à exercer ses aptitudes, tout ce qui ne fonctionnait pas si bien entre eux avait été occulté. Au jour de sa retraite, il devint l’enfant, l’écolier obéissant et le bien immatériel à entretenir d’Evelyn, le jouet d’une femme possessive que la vie avait rendue forte mais dont l’enfance avait exacerbé la certitude d’être unique.
Cosette, ce n’était personne, ni volatile, ni diva. Il n’avait pas à l’enseigner et pas plus à l’adorer. Tobie appréciait le courant alternatif entre leurs deux caractères. Ils se comprenaient miraculeusement. Mais est-on amoureux vraiment quand on vit dans les phylactères de chats et de sms ? Son corps ne réclamait que tendresse ; il avait perdu la clef du désir. Il essaya de rallumer le feu avec des bûches de déclarations et d’aveux passionnés. En vain, il ne serait pas Florentino Ariza. Les cheveux noirs de Cosette ne lui faisaient qu’espérer dormir dans ses bras, un jour, une fois, peut-être… Cosette ne demandait rien.
— Non pas vraiment… Je crois qu’on aime mieux quand on est, vieux.
Il pense. Il n’y a eu que des mots entre eux. Rien à retenir, rien à contenir. Chacun se livre et poursuit ensuite son existence déshabillée de vis-à-vis, dépouillée de corps et de nécessités. Et même si souvent ils désespèrent de ne pas partager plus, un repas, une fête, une tristesse, en réalité rien ne dérange jamais leur complicité idéale, celle qu’on raconte et raconte encore sans avoir à la mettre à l’épreuve. Il le sait bien. Qu’aurait-il fait d’une compagne effacée dans ces soirées mondaines... Aurait-il apprécié de partager les tâches ménagères, aurait-il fait les courses ou la lessive, aurait-il parcouru des heures durant des chemins pédestres pour le bonheur d’un peu d’air frais avec elle ? Leurs correspondances ne sont qu’épistolaires. Cela n’empêche pas le sentiment, une fin’amor livresque et poétique qui fait de lui un héros.
— L’amour. L’amitié.
Tobie poursuit son petit déjeuner comme il l’aurait fait chez lui, en regardant le ciel pour estimer le temps et en buvant ce café fort qui n’a rien de néerlandais.
Cosette était tombée malade… Depuis des semaines, elle se plaignait de douleurs. Les médecins n’y voyaient rien et lui non plus. Le visage de son amie était identiquement rose et plein, la voix, le regard, tout lui paraissait normal. Elle riait encore, parlait de tout et de rien, de son travail, de son jardin, de son chat. Et puis elle lui avait écrit, un après-midi du mois d’août.
*
Mail du 4 août
Salut mon grand,
Je suis en ce moment-même dans une chambre aseptique de l’hôpital, toute de vert tendre peinte. On m’a fait des examens. A mes côtés, il y a une femme, gracieuse d’une quarantaine d’années, mince avec de beaux cheveux roux. Elle est assise sur son lit, groggy, car elle vient d’apprendre qu’elle a une petite tache au foie. Je ne peux que penser à ces vies qui se cassent en une phrase. Vous avez le cancer. On voit ça dans les films, tu sais, ces moments où assis en face d’un médecin, le héros s’entend dire c’est grave… Elle me fait pitié et j’ai envie de bénir le ciel de ne pas avoir à subir ça… Dans quelques heures, sans doute demain, on saura ce qui me fait tant souffrir et enfin comment me soigner. Que fais-tu cet après-midi ? Je reprends tout à l’heure, il y a visite médicale…
Tobie…Tobie. Ils étaient trois. Le professeur et ses assistants. Ils n’y sont pas allés par quatre chemins. Cancer des poumons et une métastase dangereusement placée sur le fémur et qu’on devra opérer rapidement. C’est comme ça en général, quand je pense que je suis très malade, je n’ai rien et quand je pense que ce n’est pas grand-chose alors c’est la cata. On a posté dans ma chambre une infirmière juste pour éviter que je décide d’en finir en me jetant de la fenêtre, comme c’est arrivé une fois. Mais ils m’ont déjà donné de quoi dormir, un truc pour couper les pensées à ras les pâquerettes. C’est un peu comme si j’ignorais la profondeur de leur annonce. Je n’y crois pas. Mes fils sont absents tous les deux. Me restent à écouter ceux qui font comme si… Les pauvres, je les plains plus que moi. Et je sais que tu vas souffrir beaucoup en me lisant. Pardon.
Tobie rassemble ses affaires, la valise à roulettes, son bagage à main. Il ajuste sa casquette. Son téléphone vibre. Un sms d’Evelyn. « Prends tes pilules ». Il sursaute. En effet il a oublié et se grattant le crâne, il sort sa trousse.
— Décidément, c’est peu dire Evelyn que tu prends grand soin de moi. Par-delà même les distances. Tu me suis partout, tonnerre ! grogna-t-il.
Et en route vers l’hôpital.
— Oui Cosette, c’est pour ça que je suis là.
C’est aussi la raison pour laquelle on voyage avec Tobie.
Mail de 7 octobre
Tobie,
Il y a le jour. Il y a la nuit. Entre les deux, une cloison de pilules à effets retard, Je marche de douze en douze, graduée de flashs électrodes, de pincements et de torsions de nerfs. Le corps compte les heures et rapièce son ennui d’activités souterraines. Massages compris. Une douleur multiforme me garde en éveil et allume en moi des cellules de rage et des molécules de dépit. Le soupir devient un idiome. Je parlais, avant, dans le tourniquet des escaliers, dans le corridor, dans le bain. Sans modération, j’admonestais le hasard, les dieux, le contre-temps. J’étais sans vergogne. Ici la honte est une robe de chambre. Tout le monde y cache ses pansements, ses plaies et cette imperfection intolérable physique soudain si évidente ; le corps disjoncte et ne tient pas la sacro-sainte apparence. Nous sommes tous d’étranges champions du ni vu ni connu. On se glisse vers les toilettes, y vider prestement nos tripes trouillardes, on en sort linges blancs et front bas pour rejoindre silencieux son radeau délirant.
Voici l’heure de la douche. Une seule heure pour cinq douches et un nid d’une centaine d’estropiés de l’hygiène en sus. Mathématiquement, ça coule de source. Je roule sur Chaise Percée. D’autres, plus écolos avancent à la béquille et puis quelques piétons sans prothèses déambulent dans le secteur salles de bain, tous pareillement à l’affût d’une porte encore verrouillée qui virera au vert, libre passage. Je gare mon véhicule, je fais la queue. « Au suivant, au suivant… Brel dans ma tête savonne mes grimaces. Le corps affaissé. Le cheveu en pagaille, les plis, les veines, les ongles, la petite tache de vin contre le mollet, ma viande avariée viennent chercher sous la douche le ravalement de façade. Je suis pro-active, je veux prendre soin de moi, je veux sentir bon ; mon cheveu sera léger, le pore resserré. Je serai tantôt dans mon vieux costard des anciens jours, juste après que cette eau miraculeuse, quasi de Lourdes ou d’ailleurs aura glissé sur moi, me ramenant du penchant des morts vers celui des levants.
Un ours passe, un vieux chien, une dinde, une gazelle… Je ferme les yeux. Je ne doute pas que j’ai dans ce bestiaire une place éloquente. Je lève la tête. Le miroir est là. Je suis de gouttière, chatte débottée, après une nuit de chasse à vide, la pelisse mal boutonnée attendant son heure de salubrité. Après, dans mon radeau-lit, je lécherai félinement mes plaies.