poematique expiraTOIre
Un vieux fou, un voyage, de l'amour, de l'amitié...
8. Où on en sait plus sur Tobie et Cosette...
Tobie avait fait la connaissance de Cosette par hasard. On dit volontiers que le hasard n’existe pas mais c’est toujours à lui qu’on pense quand il arrive quelque chose d’étonnant et d’heureux dans la vie. Le hasard ou alors le destin, les étoiles, les plans célestes, les voies impératives du karma seuls aptes à expliquer pourquoi certaines rencontres se font, pourquoi certains événements se déroulent, pourquoi tout se met en place soudain pour qu’arrivent des choses nécessaires mais si improbables. Un jour, Tobie avait décidé d’exploiter ses connaissances informatiques et son amour du français, langue de son enfance, langue d’un monde qui disparaissait dans son pays. Il avait eu l’idée de créer un site qu’il allait consacrer à la culture française. Cosette était libraire. Elle tenait aussi un blog, dans lequel elle offrait à ses éventuels clients des résumés de livres. Elle avait un style assez amusant, et sa façon de présenter les ouvrages plaisait. C’est ainsi que Tobie entra en contact avec elle et que débutèrent leurs échanges. Plus de vingt ans les séparaient mais leur relation était pour l’un comme pour l’autre stimulante et bienveillante. Cosette était solitaire et indépendante. Elle n’avait pas l’habitude de parler d’elle mais Tobie, homme d’une autre éducation, habitué à fréquenter le grand monde et qui aurait pu être son père, sut l’apprivoiser et chasser d’elle tous les a priori qu’elle avait sur les relations avec des inconnus. Tobie devint son correspondant fidèle et son confident. Il en était de même dans l’autre sens. D’innombrables courriels avaient construit entre eux une amitié taquine et tendre autant qu’impraticable sauf via les mots qu’ils aimaient tous les deux.
On pourra visualiser de petites scènes rapides pour comprendre qui est Cosette et la relation qu’elle entretient avec Tobie. Le faire sous forme de flashes. Ce sera une librairie et elle au comptoir. La voir le soir à la rédaction de son blog, recevant quelques commentaires. La surprendre rédigeant une réponse. Ces gestes pris sous différents angles marqueront le début d’une continuité dans les interactions. Premiers échanges téléphoniques. Premières rencontres. Entre la Suisse ou Bois-Le- Duc. On pistera ce qu’il y a entre eux à l’aide de quelques images résumant leurs échanges et leur complicité. On verra qu’ils ont du plaisir à se connaître.
*
— Enfin ! murmure Tobie en serrant Cosette contre lui.
Cosette remarque combien lui manquent des bras pour la soutenir alors qu’elle sent si lourdement le poids de son anxiété.
— Je reviens demain matin.
— Je n’arrive pas à y croire. Tu as encore d’autres surprises dans ton sac ?
— Oui, mais je t’en parlerai demain.
— Merci Tobie. Quel cadeau ! Je suis contente que tu sois là. Comment as-tu fait ?
— Je suis parti de notre gare. Tu te souviens ?
De Bois-Le-Duc… Oui, elle se souvient de tous les détails.
Faire son travail de bon génie des images. Flash-back.
Le hall presque vide de passagers à cette heure, sans doute était-ce tôt ; elle qui se laissait conduire, Tobie devant. Ils avaient franchi les composteurs de billets, étaient descendus dans le souterrain qui desservait les voies. Si peu de monde, ni là ni plus loin. Ou alors est-ce qu’elle ne regardait que Tobie ? Ils étaient montés pour attendre sur le quai. Il y avait un vendeur de saucisses ou de pâtés de viande, enfin de quelque chose que les gens de là-bas adoraient manger. Ce n’était pas des kroketten. Tobie avait faim, il avait acheté. Cosette aurait voulu avoir plus d’autonomie. Elle avait mobilisé son ami pour l’accompagner et l’aider à prendre ce TGV qui devait l’amener à Paris. Elle pensait qu’il avait d’autres choses à faire et qu’elle lui faisait perdre son temps. Mais Tobie plaisantait et semblait heureux. Ils avaient encore changé de quai, un peu plus tard. Puis le train avait été annoncé et quand il fallut monter dans son compartiment, une idée terrible la traversa. « C’est la dernière fois que je le vois ». Elle trouvait cette séparation pathétique. Elle avait alors saisi fortement sa main pour l’embrasser avant de sauter dans le wagon sans le laisser réagir. Comment aurait-elle fait autrement ? De sa place, elle l’avait regardé. Il ne bougeait pas. Et le train s’était arraché. Le quai et puis les rails encore et toujours et là-bas, un pardessus beige qui rétrécissait, jusqu’à l’oubli. Un baiser.
Cosette saisit sa main à nouveau puis Tobie quitte la chambre.
— A demain.
*
Mail du 4 octobre
Tobie,
Je me rappelle, il y a quelques années, une rencontre comme on n’en fait qu’à l’hôpital. Chambre commune. Deux lits. C’est le confort, mini prix et maxi espace possible. Pourquoi étais-je là, je n’en sais rien. Oublié. Vieux machin, bidule, entrailles ou bobards… La chambre donne sur un jardin. Donne, c’est bien dit. Elle ouvre, elle est tournée vers le parc. On me dit que j’ai de la chance ; elle est « bien tournée », comme si la pièce avait une bonne humeur naturelle. Je ne vois jamais cette partie de la ville. Je sais que c’est une boucle de foyards, le long de la rivière, qu’il y a là une pente rapide et en bas, l’eau verte de la Sarine. Mais couchée obligatoire, je ne vois rien. C’est pour ça que je me détourne probablement vers le lit d’à côté, là où règne une humeur d’encens, de bougie, une humeur d’une femme parchemin, poussière ancienne, silencieuse. Marmonnant parfois. Ma voisine a nonante piges. Elle dort assise pour ne pas rester coincée dans la porte de son cercueil. Elle a sur la tête un bonnet blanc. Elle me dit, je suis religieuse, je vis au couvent. Je comprends mieux -c’est un cloître dans les fonds de la ville- je comprends mieux oui, pourquoi elle a, tatouée sur sa figure, cette blancheur de cierge, ce silence de farine. Devant elle, à portée de mains, le plateau mobile et une bible. Je l’entends lire à la force du dentier son livre d’heures, nuit et jour, jour et nuit.
Une fois, elle rompt le silence, un cachet rouge qui lui colle à la langue et elle me parle. Elle veut savoir la vie dehors, toute la vie dehors, celle qu’elle n’a pas eue, la grande inconnue. Elle connaît l’au-delà mieux que n’importe qui, y a planté son potager, construit sa cabane. Mais ici-bas, c’est comment ? Je voudrais lui dire donnant donnant, mais elle a tant d’innocence. Avez-vous déjà vu un regard d’enfant dans un visage d’outre-tombe ? Oui c’est ainsi. Par bribes, je lui dis ce qu’elle veut savoir. Tout l’intéresse d’une manière sautillante, d’un sujet à un autre. Elle laisse entre chaque révélation, un long espace de marmottages « ...et Dominus vobiscum ». Sans doute pense-t-elle que la prière lavera son péché de parole et celui de sa curiosité.
Je dors avec une nonne, je partage sa cellule. Notre chambre commune est pour elle une île de bonheur, valeur ajoutée comme un cadeau Bonux à ce mal qui la ronge et qui l’a sortie du couvent où elle est recluse depuis des lustres. On chemine de petites confidences en bas aveux. Elle se penche vers moi toujours par surprise, une question aux lèvres et l’œil allumé. Puis elle se lance dans un chapelet expiatoire pour repriser sa conscience. Sachant qu’on me déplacerait le lendemain matin, elle est soudain devenue nerveuse, agitée. Quelque chose la travaille. Enfin elle se tourne vers moi
– Et avec les hommes, c’est comment ?
Je la regarde. Elle se mord les lèvres, empoigne prestement sa triste bible qu’elle ouvre comme la porte de secours.
— Avec les hommes ? Humm… Faut des fois aussi avoir un peu de lecture pour ne pas s’ennuyer. C’est comme pour vous.
Elle relève la tête, sérieuse, papale.
— Christ fait parfaitement l’amour !
Visage d’outre-tombe, yeux d’enfant… J’échangerais bien ma réplique douce-amère contre la sienne assourdissante d’extases.
*
Le nom de l’hôtel sonne étrangement aux oreilles de Tobie. Hôtel des Patients. Patient, ce n’est pas sa nature du tout. Au contraire. Il aime que les choses se passent quand il le veut, qu’il n’y ait ni retard, ni oubli. C’est à la fois son défaut le plus douloureux car il use ses nerfs et sa qualité la plus appréciable car elle le garde dynamique et entreprenant. Pour le non-francophone qu’il est, ce premier sens domine dans son esprit et c’est même pour cette raison qu’il avait porté toute son attention à cet hôtel. L’autre sens est une évidence qui ne lui viendra que plus tard ; le patient est aussi un malade ; l’impatient pas forcément.
Dans l’hôtel des Patients, le restaurant. Certaines tables sont parées de nappes. L’atmosphère y est neutre, le décor net et sans particularité. Une salle à manger de catalogue, sans esprit, mais avec ce calme blanchi des salles d’attente. Beaucoup de tables ne sont mises que pour une seule personne. On laissera Tobie y pénétrer, commander un petit repas et un verre de vin. S’éloigner de la table, rester discret car l’homme est ému. On attendra Tobie dans sa chambre d’hôtel. Elle est meublée d’un grand lit et d’une table d’écriture. La douche, revêtue d’ardoise grise. C’est un espace clair et moderne.
Enfin le repos. Tobie se demande s’il ne devrait pas téléphoner à Evelyn. S’il le fait, peut-être se calmera-t-elle et prendra-t-elle le temps de réfléchir à ses menaces idiotes et son chantage ? Il appelle mais l’épouse reste muette, ne ponctuant la conversation que de vagues ja, secs et mauvais. La colère n’est pas retombée alors il raconte sans détails qu’il est sur place, que tout va bien et qu’il va dormir maintenant. La conversation entre eux n’est pas importante. Les expressions de Tobie sont assez évidentes. Les mots sont inutiles. Le lit est trop court pour ses longues cannes. Pourquoi les nordiques sont-ils si élancés et les méditerranéens plus trapus ? Il a lu quelque part que c’est l’aluminium des boîtes de poissons qui fait pousser les gens du Nord mais aussi que plus on est long, plus on est des exemplaires affaiblis d’une race…, un peu comme des plantes qui grimpent fragiles vers la lumière, ne prenant pas le temps de se renforcer.
— C’est à cause de ces jambes d’échalas que mon dos est voûté… Je ploie, comme une tulipe au bout d’une trop longue tige, tiens !
Le sommeil vient le cueillir juste après.
*
C’est le matin, Tobie prend son petit déjeuner..
— Comment va-t-elle vivre ces séances...
Il la rejoindra dans une heure. On lui a préparé ses œufs, auxquels il prête volontiers le pouvoir immédiat de le renforcer. Il déjeune pensif.
On en profitera pour glisser un nouveau flash-back. Les années 50. Tobie en jeune homme. Sa chambre. De la tapisserie couvre les murs de briques, avec des motifs de chasse. Le mobilier est économe, récupéré sans doute d’un grenier de famille. Une lampe de chevet avec son abat-jour de carton vert pâle ourlé d’un galon doré. Une pièce studieuse dans laquelle rien n’est sensé distraire l’étudiant qu’il est encore.
Dans sa chambre de jeune homme, Tobie n’avait épinglé que des cartes, des plans de ville et quelques héros du sport. Rêvait-il alors du monde, de le parcourir ? Rêvait-il d’être un athlète lui dont la maigreur rendait sa mère si protectrice ? Était-il de la souche des anciens colons en partance vers l’Asie ? Pensait-il réellement alors à un futur de voyageur et de conquistador ? C’était le rêve ordinaire de son époque. On imaginait quitter l’étroitesse des terres des Pays-Bas, ouvrir son esprit en Indonésie, larguer ses préjugés en Nouvelle Hollande d’Amérique du Sud. On se voyait s’installer au Cap. Tobie était alors un jeune homme bien sage, étouffant dans les projets de parents qui misaient sur leur fils aîné pour réaliser leurs vieux désirs de réussite, ceux que les guerres avaient écrasés. L’amour n’était pas non plus de ses rêves. Il arriverait sans doute mais à quoi bon l’imaginer. Pourtant, contre ce marasme familial, contre les étreintes castratrices de sa mère, Tobie avait élevé une barrière minuscule et discrète sous la forme d’une image découpée dans un magazine. Il ne se souvenait plus et depuis, elle s’était émiettée entre des pages ou s’était perdue. C’était la photo d’une fille aux cheveux noirs, ce noir bleuté des étrangères. Un amour comme cette femme, s’il la rencontrait, serait tellement hors des sentiers tracés, que le simple regard qu’il posait sur cette photo lui apportait une bouffée d’air dans sa vie toute ficelée. Il en avait fait un rempart ou un talisman, l’idée concrète qu’il existe d’autres personnes, d’autres existences et qu’il les atteindrait un jour. Il la regardait pour se guérir de la pesanteur du temps. Il ne se rappelait plus maintenant du visage de la fille ; seuls les cheveux noirs lui revenaient en mémoire avec tout ce qu’il espérait de son futur.
Cosette a des cheveux sombres ; elle est à l’opposé des femmes qu’il avait connues. Petite, sédentaire, montagnarde et asociale, elle est fabriquée sur le modèle contraire de ses épouses, vives, exubérantes et mondaines. Son apparition dans son quotidien lui a rappelé presque aussitôt cet emblématique cliché de magazine qui tenait pour lui le flambeau d’une certaine liberté.
— Vous m’apporteriez un ristretto ? Je le prendrai là-bas, près de la baie vitrée.
Panorama sur la vue depuis la place où Tobie veut prendre son café. L’hôtel des Patients, une bâtisse moderne en bord de rue. Le sentier qui mène à l’hôpital et qui traverse un bosquet d’arbres et de plantes incongrues dans le béton environnant. L’urbanisme éclaté qui a présidé aux constructions alentour. Tout a l’air en chantier alors que son quartier est uniforme et fait de belles briques rouges, cette harmonie dont il a tant besoin. Tobie porte un polo bleu foncé avec un gilet vert bouteille. Il a une écharpe en soie et il a mis ses lunettes ce matin.