poematique expiraTOIre
Un vieux fou, un voyage, de l'amour, de l'amitié
7. Où on fait la connaissance de Cosette...
Lausanne. Une station ferroviaire très animée. Lent balayage. Beaucoup de voyageurs, de gens pressés. Les passagers se ruent sur les quais. On se tiendra au cœur de la foule pour se laisser bousculer, charrier par le flot humain. Intensité de mouvements, densité de vies qu’on ne connaîtra jamais.
Tobie surgit d’une rampe tirant sa valise. 18h 10 à la grande horloge du hall central. Il prend son temps. Il a marché lentement du quai de débarquement pour se retrouver là, fatigué. Une journée a passé.
— Je suis un vieux capitaine décidément. Peut-être devrais-je prendre un café, mais ai-je vraiment le temps...
Il s’assied sur un banc en bois pour respirer un peu, pris entre le plaisir d’être enfin parvenu au but et puis cette sensation triste que la suite ne sera pas aussi facile. La nuit de cette fin d’octobre alourdit déjà le ciel. Il se décide, se lève, et rassemblant ses énergies, il sort sous l’auvent.
— Je vais bientôt prendre ta main »
On sourira, de bonheur.
*
Mail du 30 septembre
Tobie,
J’écris des poèmes d’amour. Je longe des corps lointains, inconnus. J’exerce mes mots d’amour et de désir sur des êtres qui n’en savent rien ou qui n’en veulent pas. J’invente pour moi ces mains caressantes, ces regards amoureux. Des piolets dans ma vie si friable. J’écris des poèmes de chair, de sexe généreux, des poèmes de pouls et de vin. La vie claudique certes mais l’amour… l’amour est-il lui aussi de ces rats quittant le navire ? J’écris, mes lèvres absorbant les rubans pâles de leurs enfants. J’écris, ce pont de mes reins quand passe une rivière. Je t’invente toi, l’autre, une prise de sang fort à la fleur des dents. Je le sais pourtant ; le monde vitreux où je veille, est stérile d’’amour. Des jours, des saisons, des fleurs viendront encore, mais pas de main dans la mienne.
*
On suivra Tobie sur la place devant la gare. Des voitures, des bus, de nombreux piétons et quelques personnages aussi qui campent là, espérant peut-être qu’un train les emporte vers des cieux différents. Plutôt qu’une place, c’est une esplanade qui se jette dans le trafic encombré d’une ville au sortir du travail. Tobie remonte la file des taxis. Hors de questions de choisir le sien. On va en tête de colonne, un peu comme à Paris sauf qu’il est le seul client du moment. Un Ethiopien lui ouvre la portière d’une Mercédès aux profonds sièges de cuir. On s’assiéra à côté du chauffeur pour profiter de leurs échanges, du visage de Tobie, du profil du taximan, tour à tour ou des deux ensemble en contre-champ.
Tobie adore tenter de situer les gens qu’il rencontre. D’avoir fait le tour du monde, il reconnaît les origines de la plupart des humains. L’Ethiopien en général a une corpulence élancée et fine, une grâce naturelle. Son visage est un subtil métissage d’Afrique du Nord et d’Afrique noire. Tobie entame la conversation sur le sujet. Il a vu juste. L’homme vient d’Erythrée et vit depuis plus de vingt ans dans cette ville qu’il connaît désormais mieux que la plupart des Lausannois.
— Je voudrais me rendre à la route de la Sallaz.
L’avenue s’élance raide et rapide, circuleuse, laissant Tobie sans voix.
Pour se rendre compte de la déclivité, la vitesse, les angles de vue peuvent jouer leur rôle. On pourra multiplier les prises, l’aspect vertigineux de la route en sera exagéré. Même au ras de la route. C’est inhabituel pour Tobie. On saisira ainsi son sentiment de dépaysement. Il est surpris.
Sur la carte rien ne laisse prévoir que Lausanne est une ville à flanc de côteau, verticale et pentue, parcourue de rues longues et raides qui se jettent toutes en fin de parcours dans le lac comme les affluents d’un fleuve. Tobie remarque effaré que des vieux comme lui marchent sur ces trottoirs, des femmes y poussent leurs bébés et des gamins s’élancent avec leur vélo à l’assaut de la « montagne ». Comment s’arrange tout ce monde dans de telles conditions géographiques. Tobie jette un œil par la fenêtre arrière. La rue va l’ensevelir. Le lac, le Léman avec la France, là-bas lui indique son chauffeur.
— Je ne comprends pas comment on peut vivre dans des endroits aussi…
La ville semble dégringoler.
— Conduisez-moi à cette adresse précisément.
Il tend une carte qu’il a préparée à Bois-Le-Duc. Le taxi poursuit sa grimpée vers les hauteurs de la cité. Pour Tobie, une véritable ascension.
— A quelle altitude sommes-nous ? Est-ce plus haut que Montana dans le Valais ?
— Le lac est à environ 400 m et le haut de la ville à pratiquement 900 m.
Tobie serre les dents. Son cœur de Hollandais peut-il supporter ces changements d’altitude ? Déjà, il semble battre plus fort, ses poumons manquer d’air.
— N’allez pas trop vite, s’il vous plaît. Je ne suis pas habitué à ces hauteurs et je ne veux pas me sentir mal.
On saisira en gros plan le malaise de Tobie. Visage crispé, regard inquiet. Et puis la nervosité de ses mains. On le rassurera, peut-être en posant une main chimérique sur son épaule. Il va s’acclimater.
L’Ethiopien le regarde dans le rétroviseur. Il décélère et se met à lui raconter son arrivée ici, il y a déjà longtemps, histoire de le distraire de son anxiété. Une bonne idée. Les aventures humaines intéressent toujours Tobie et cet homme à l’air assez pauvre et fatigué, avait vécu des événements dangereux parfois et drôles aussi. La route vire de gauche et de droite, entrecoupée de feux, de sens interdits, de zones en travaux et finalement la voiture s’arrête devant un immeuble très moderne et avenant.
— Vous êtes arrivé à votre destination.
— Vous pensez qu’on est à quelle altitude ?
— Je dirais à vue de nez qu’on est à environ 600 mètres, maximum… Mais ne vous inquiétez pas, l’hôpital est juste là, vous voyez ? Vous ne risquez rien. Et si par malheur quelque chose vous arrivait, en cinq minutes vous êtes entre les mains des meilleurs spécialistes médecins.
Devant le sourire narquois de son chauffeur, Tobie prend le parti de rire de lui-même.
— Ha… ces vieux des plats pays ! Ils croient tous que leur système cardiaque va dépressuriser, dès qu’ils montent ne serait-ce qu’un escalier !
— Allons Monsieur, vous êtes plus fort que vous ne croyez. Bonne soirée.
On ouvrira le chemin pour Tobie, ses godasses pointues battant le goudron. On marchera à son rythme. On écoutera aussi le bruit des roues de plastique sur les dalles, petit métronome de voyage.
*
19 heures. Tobie n’a qu’un œil et la nuit, il perd encore un peu de son acuité visuelle et surtout estime fort mal les volumes écrasés par les ombres. Il s’engage prudemment sur un dallage bien éclairé pourtant et se dirige vers la grande bâtisse à une cinquantaine de mètres. Une porte tambour ne laisse entrer que deux ou trois personnes en même temps. Devant lui un couloir, des gens, des chaises roulantes, des hommes en chemises tirant des sapins de Noël décorés de poches et de goutte à goutte, des visages rieurs, d’autres égarés. C’est le hall d’entrée d’un hôpital.
Accompagner Tobie. Un changement est en train de s’opérer en lui. Il est en train de s’adapter.
Tobie décidé s’avance vers le desk de réception, redevenu le boss d’il y a vingt ans, exigeant et autoritaire. Rien qu’en le regardant, on a très bêtement envie lui donner aussitôt ce qu’il demande. On lui indique une direction, un ascenseur, un lieu. C’est bien ce qu’il veut. Sa transformation l’amuse. Il y a peu, il se sentait nauséeux dans un taxi roulant dans « la montagne ». Il y a peu, il sentait inquiet son cœur battre les trente-six coups. Mais en réinvestissant un rôle qu’il ne joue plus qu’en de rares occasions, il se dit que c’est agréable pour une fois de redevenir ce qu’il n’est plus depuis longtemps.
Le14ème étage, c’est haut tout de même pour lui. On attendra Tobie au sortir de la cabine. Travelling vers un espace de détente de trois chaises face à une baie vitrée. Seul son reflet se dessine sur le noir du ciel. Il s’assied.
On s’assiéra aussi. La vue sur Lausanne de nuit, et sa silhouette en incrustation.
*
Mail du 21 octobre
Tobie,
Je recevrai ma première chimio vendredi prochain. Je suis contente. Quelque chose de nouveau commence. On m’a annoncé que ce ne serait pas très agréable, surtout les jours suivants. Mais parfois aussi que ça se passe très bien, sans même d’effets secondaires. Tu sais que le destin a un petit faible pour moi et qu’il me réserve toujours une part de gâteau. Je suis bien certaine que ça me sera plus facile que pour la plupart des alités de l’étage. Mon corps est insubmersible ! Ha ! Ha !
J’ai rejoint une chambre commune. Cinq lits. En face de moi, une dame importante mais je ne sais pas pourquoi. On prend soin d’elle avec beaucoup de précautions. Elle parle bien, mais je me suis rendue compte que ça n’avait ni queue ni tête le plus souvent. Toutes les nuits, elle se réveille et cherche à aller aux toilettes. Au retour, pour ne pas oublier où elles sont, elle déroule le P.Q. jusqu’à son lit, Petit Poucet, cul nu et très affairé. Parfois, je regarde ses allées et venues, ses mouvements de moineau agité, tandis que son pieu se transforme au fil de la nuit en œuvre de Christo. Les toilettes sont à côté de sa couche. Un reste d’éducation lui fait se soucier de ne point souiller ses draps sans doute, tandis qu’elle arrose bruyamment le sol du cagibi à chaque fois, pauvre chaton.
À côté d’elle, une femme se cache derrière le rideau d’isolement. Chauve et grise, le mal l’a empoignée par la peau. Son homme vient la voir. Je ne sais ce qu’elle lui chuchote, la voix éraillée. C’est comme une carte postale de la mort. Je me détourne d’elle. Ma voisine dort en boule. Moi qui ne peux pas plier ma jambe, je la regarde ramper dans son sommeil dans tous les sens. A-t-elle mal, tu crois ? Le lit près de la fenêtre est vide mais on m’a confinée près de la porte, dans un box étroit duquel je ne sors que si vraiment nécessaire. Ces femmes sont drôles et plus humaines que moi, Tobie. J’ai le sentiment de ne pas vraiment vivre ce qui m’arrive. Je rêve. Pourquoi pas, après tout ? »
*
Tobie sur la chaise se donne du courage. Être attentif au langage de son corps. On ne sera pas trop insistant, on choisira le détail. Ce léger tremblement des mains par exemple. Conserver une distance délicate d’avec lui. C’est un humain anxieux.
Ainsi, Cosette est là, tout près de lui. La mémoire de Tobie ventile des images d’elle comme les couleurs d’un joyeux nuancier. Dans cette dernière lettre, elle garde son humour féroce mais comment va-t-il la trouver ? Il la soupçonne de lui cacher son véritable état et de minimiser sa situation. Mais c’est oublier qu’il a vécu et qu’il connaît assez bien la nature humaine face à la souffrance. Il y a les caractères plaintifs, les révoltés, les muets. Cosette n’est pas de ces catégories selon lui. Elle est plutôt philosophe et sarcastique et il craint de trouver une femme stigmatisée par les épreuves en réalité. Que lui dira-t-il alors ? Comment fera-t-il pour rester maître de lui ? Comment lui cachera-t-il son souci ? Tobie se lève. Il faut oser maintenant. Il ne s’est pas annoncé ; elle ne sait rien. Il entrebâille la porte. Depuis là, il regarde, se retenant de pénétrer dans la chambre. Cosette lui fait face. Assise dans le lit, le cheveu mal peigné et l’air fatigué. Elle ne le voit pas, ne sait pas, prête à vivre sa soirée, prête peut-être à s’endormir. Ces images volées le ravissent et enfin, il glisse sa tête de pirate dans l’ouverture. Cosette le regarde sans le voir, le traverse sans s’arrêter l’espace d’un instant mais le bandeau de corsaire la réveille.
— TO…BIE ? murmure-t-elle. Mais oui ! C’est toi !!!
— Bonjour, ma Cosette, bonjour…
La voix de Tobie est légère et amusée. Il a réussi son coup ; la surprise est complète et Cosette a l’air aux anges. Elle se lève et il la serre dans ses bras. Pas d’excès, pas de démonstration physique démesurée, de cris, de trépignements. Juste de l’émotion.
— Je n’arrive pas à y croire ! D’où viens-tu ? Tu es dans la région ? Tu es en voyage par ici ? Comment ça se fait que tu ne m’aies rien dit… Oh ! Mais c’est incroyable, incroyable Tobie ! Assieds-toi ! Tu as le temps ou tu vas repartir tout de suite ? Raconte-moi !
Tobie rit de plaisir. Il adore faire des surprises. Là, il a fait fort et par chance, Cosette a l’air de le comprendre. Ce long voyage leur apporte une telle joie ! Il la rassure.
— J’ai le temps. Je suis venu pour te tenir compagnie demain...
— Pour la chimio ?
— Pour que tu ne sois pas seule quand on t’injectera les premières substances tueuses de cancer. Tu ne dois pas être seule.
— Mais c’est énorme ! 1000 km pour me tenir la main ?