poematique expiraTOIre
un vieux fou, un voyage, de l'amour, de l'amitié
4. Où Tobie embarque...
Pour les vieux PDG, se lever à l’heure ne pose jamais aucun problème. Tobie a le sens du timing incrusté dans le système. Chaque matin débute à l’heure du bon vieux temps. Et cette fois encore, il se lève en avance, comme il en avait l’habitude bien entendu lors de journées particulières. Les habits de voyage sont sur la chaise. La valise à roulettes bouclée et son bagage à main chargé de plume, papiers, livre et portefeuilles garni. Ses lunettes, sa casquette Brooklyn, et une trousse contenant les nombreuses pilules le gardant en vie, sont aussi à portée de main. Tobie a tout assemblé dans sa chambre espérant éviter une dernière confrontation avec Evelyn au moment de s’éclipser.
Dans la pénombre, il s’habille. Il se demande ce qui lui a pris de s’organiser un tel voyage. Il est si fatigué, si vieux, si fragile et sensible ! Que lui est-il donc passé par la tête... La journée sera longue. Peut-être aura-t-il des ennuis, peut-être se trompera-t-il de train, sera-t-il pris dans des grèves, le volera-t-on. Il s’habille scrutant ce corps toujours prêt à somatiser la plus petite contrariété. Faut-il renoncer ... Mais il ne sent rien : il est en parfait état de fonctionner.
— OK. Boy… Tu vas tenir le coup.
Devant le lavabo de sa chambre, il visse sa casquette, à la manière d’un mauvais garçon de New York. Avec son cache-œil et sa veste de sport multi-poches, il a l’air d’un baroudeur, un peu snob certes, mais il a de l’allure.
Le faire sourire, impérativement.
Il sourit. Heureusement car il manque à ce portrait plaisant son dentier hélas fort indispensable. Comme quoi un projet peut tenir parfois à un détail près. Dans l’appartement, pas un bruit. Evelyn dort et il va échapper à une nouvelle crise s’il réussit à faire avancer son bagage sans bruit dans le corridor. Il enfile ses longues chaussures à bout pointu, puis empoigne la valisette qu’il veut amener à bras portant jusqu’à la porte. Tobie, qui connaît la faculté de son épouse de prédire sa journée au moindre chuintement de godasses, se demande ce que le craquement honteux de sa paire de mocassins sur mesure, empeigne de vachette, semelles de cuir, pouvait bien lui annoncer. Il pose ses affaires devant le sas de sortie. Une dernière visite aux WC. Il aurait dû y penser, rien de tel qu’une chasse d’eau pour vous trahir son fugitif prostatique, car lorsqu’il sort, Evelyn et là.
— Bien, bonne fin de semaine…
— Je t’ai averti Tobie, dimanche je ne serai plus là ! tranche-t-elle dans un air devenu si épais que son homme a du mal à respirer.
— J’y vais, Islaram m’attend ! Bonne journée.
Il se précipite et emporte ses affaires en vrac. Tandis que l’ascenseur arrive, il entend la belle voix de sa femme monter en gerbe comme un feu d’artifices.
— Sacré Vésuve…
Le faire sourire, oui le faire sourire.
*
Tobie ne saurait être Tobie sans quelques-unes de ses habitudes de grand directeur. En plus de se réveiller à l’heure du bureau, il doit forcément se déplacer avec un chauffeur. En fait, Islaram est un simple taxi driver. Mais afin de garder l’idée d’un conducteur privé, Tobie ne fait jamais appel à quelqu’un d’autre que lui pour ses déplacements. Ça fait illusion. Cet Iranien est devenu au fil du temps comme un homme de confiance. Islaram est en bas de l’immeuble, sa voiture prête à accueillir le boss. Dès qu’il voit la haute silhouette de son client, il s’avance pour prendre les bagages. Tobie s’installe devant, - avoir un chauffeur n’empêche pas d’en faire un ami-.
— On va à la gare.
— Vous partez en voyage, si je ne suis pas indiscret ?
— Je pars en Suisse.
— C’est un long trajet ! Et vous y allez seul, madame Evelyn ne vous accompagne pas… Elle n’est pas souffrante au moins ?
— Voyage d’affaires…
Islaram, en bon musulman, se referme. Tobie comprend assez vite que le mot affaires sonne douteux dans les oreilles intègres de son chauffeur.
— J’ai ma valise pleine d’argent, que je vais déposer dans une banque helvétique, mais chut hein… C’est un secret.
Devant le regard effaré d’Islaram, Tobie se met à rire, heureux de sa plaisanterie. Ça y est, il est en voyage. Il se sent de meilleure humeur, retrouvant l’énergie qui lui a fait l’autre matin se décider à partir.
*
Dans la gare, on apaisera Tobie en cherchant avec lui le quai du train pour Duisburg puis Köln. Ensuite on l’attirera dans une cafétéria pour patienter et reprendre aussi son souffle. On l’incitera à pratiquer un dernier contrôle afin de s’assurer que rien n’a été oublié. Calmer Tobie en bon génie du voyage.
Des années durant, il s’était déplacé, d’un coin de pays à un autre, rencontrant des gens, prenant des décisions puis revenant à la base pour rendre compte de ce qu’il avait vu et compris d’une situation. Jamais il n’avait eu d’appréhension alors que sans aucun doute il avait frôlé parfois des dangers autrement plus importants que ce qu’il imaginait aujourd’hui et qui avait bien peu de chance d’arriver. Assis près d’une fenêtre donnant sur l’auvent de la gare, il ne peut s’empêcher de mesurer les changements qui ont usé sa nature intrépide et l’ont rendu inquiet et sensible aux tristes aléas de cette époque. Il ouvre le journal.
— On pousse des gens sous des trains pour s’amuser ou se venger. On fait exploser des bombes dans les métros à l’heure des écoles. On sort des mitraillettes pour faire un carton dans des wagons bourrés de passagers... Mais sapristi, que se passe-t-il dans la tête des gens...
Ce sentiment d’être une potentielle victime d’une future folie lui pèse. Cette éventualité, tout à fait crédible selon lui, donne une plus-value de courage à ce qui n’est qu’un déplacement ordinaire pour tous ceux qui n’éprouvent pas comme lui la fugacité et la finitude de l’existence. Pour tous ceux qui sont maintenant ce qu’il fut lui-même autrefois, tout simplement.
— Hum, je crois que c’est mon train qu’on annonce....
On prendra quelques pas d’avance. Marcher à reculons et le regarder venir, pas rapides, regard concentré. L’histoire en sera d’autant plus vivante et curieuse. On pénétrera dans le wagon avant lui. L’attendre et le voir satisfait commencer à s’installer.
*
Les sièges sont habillés d’un tissu beige avec des broderies bordeaux, et plutôt confortables malgré leur ancienneté. Tobie a réservé une place en première classe. Il se trouve assis dans le sens opposé de la marche. Ce qui va orienter discrètement sa pensée vers ce qu’il quitte et le passé. Il est huit heures onze, le voyage commence ; Tobie est heureux, il a rompu les amarres. Il vient de rejoindre une autre vie, celle qu’il aurait peut-être eue, s’il avait eu l’audace de sauter du convoi dans lequel la société l’avait poussé et duquel il n’était jamais descendu. Ça le ravit. Autrefois, quand il était à l’armée, jeune gradé, il prenait cette liaison ferroviaire régulièrement. Il partait toute la semaine rejoindre des spécialistes supervisant le retour à la vie ordinaire d’une Allemagne exsangue, un pays battu et que les troupes des vainqueurs foulaient, piétinaient un peu partout, comme pour ancrer dans le sol leur victoire et leur droit de cuissage militaire. Il avait franchi les premières étapes d’une carrière dans un bataillon de la DCA, dans le nord. Le paysage n’a plus rien en commun avec son passé, si ce n’est les mouvements doux des collines et des forêts. Là où se tenaient alors des villages entiers écroulés sous les bombardements, se dressent maintenant des ensembles cossus de villas, des villages riches du moins apparemment. Tobie espère voir un coin, une gare, quelque chose qui le rende vraiment à l’ancien temps. Mais en vain.
— Comme tout a changé...
On se tiendra près de lui. Ne prendre dans l’image qu’un peu de sa joue. Laisser filer le paysage. On essayera de capter ce qui le surprend, ces quelques moments où il semble reconnaitre, se redresser et puis toujours se rasseoir, dépité.
Tobie se dirige vers le wagon restaurant pour avaler son cocktail de pilules. Une grande idée, car la compagnie a restauré les anciennes voitures de service pour une touche vintage que les clients voyageurs adorent. Cette fois, il est bel et bien revenu au temps de sa jeunesse et il s’installe sur une banquette en lames de bois, heureux.
Comme Tobie est grand, on n’hésitera pas à suivre avec bienveillance ce balancement titubant de l’homme âgé qui se déplace dans le couloir d’un train. Il est insécure, se tient aux dossiers en progressant. Il doit assurer ses mains et ses pieds et faire confiance à son unique œil. Ce n’est pas un glorieux octogénaire. C’est toute la valeur de ce voyage.
Lorsqu’il faisait le trajet dans ce sens autrefois, c’était qu’il quittait sa femme, le cœur lourd. Il la quittait au terme d’un week-end toujours trop court, une épouse qu’il connaissait à peine mais dont il était amoureux. Sa première femme, Else. Il rejoignait son régiment sans plaisir avec un sentiment de devoir et de contrainte. Il s’en souvient bien. Ces dimanches soir qui l’arrachaient à son foyer, cette impression oppressante de devoir, de nécessité et de n’être le maître de rien. Il suivait les ordres de la vie, ne percevant jamais qu’il avait les cartes en mains. Non, libre, il ne l’était pas. Toute son existence était sur des rails qu’il devait suivre. On ne l’avait jamais autorisé à faire des choix. Il pensait qu’il fallait faire ce qui avait été dit. En ce temps-là, c’était d’être un soldait efficace, un chef intelligent, un homme sérieux et obéissant tel que l’armée le voulait. Il allait être major bientôt.
— Ein Kaffee, und dann zwei Spiegeleier mit Toast…
— Mit Speck?
— Ja gern.
Tobie aime pratiquer les langues qu’il a une facilité indécente à apprendre. Il sourit. Après tant d’années, il a l’impression de répéter une scène vécue des dizaines de fois. Aujourd’hui cependant la situation a une ironique altération, car en ce moment, il voyage avec un délicieux sentiment de liberté ; Evelyn, sa deuxième épouse, est un peu étouffante. Tobie chasse cette idée. Il se met à observer les voyageurs. Un couple prend comme lui un petit déjeuner à la table la plus proche, des gens qui ont depuis longtemps cessé de se parler pour ne rien dire, propres et sérieux, fraîchement désinfectés à la savonnette. Là-bas, des hommes avec d’autres amours, leurs tablettes ou ordis. Plus loin, une femme et sa fille. Autour du bar, trois jeunes gens boivent une bière matinale tout en riant, sans doute de retour d’une compétition sportive à voir leur tenue commune. Et puis, un barman qui arrête le regard de Tobie. La cinquantaine, le cheveu visiblement teint. Il a l’air de danser.
— Mais où vont ces gens, que font-ils dans ce train ? Ces inconnus compagnons d’expédition...
Les personnages du wagon restaurant sont importants. On sait bien que leurs déplacements sont ordinaires. Cette banalité, la leur, et puis ce hors du commun de Tobie. Seul ce que chacun cache est de l’ordre de l’extraordinaire.
Pendant quelques instants, il se laisse prendre au jeu des devinettes et de son imaginaire avant de retourner vers son compartiment. Il sort son carnet, semble vouloir prendre des notes, hésite et puis s’arrête, se laissant bercer par le défilement du panorama. Le mouvement du train l’entraine et le balance entre des souvenirs bien lointains et ces paysages calmes et sans relief. Il ferme les yeux.
On distillera ses pensées comme des songes, pénétrant dans la vie de Tobie. Paysage se déroulant à contre sens, éveillant une sorte de nostalgie à travers des endroits qui s’éloignent et puis qui se referment sous le regard. Souvenirs.
Tobie rêve. Le train c’est obligé. On ne peut pas le pratiquer sans lui concéder une part de ses songes et de ses pensées. Ce parcours que l’on fait assis, détendu sans effort, c’est le principe même de ce qui nous allonge sur un transat pour nous emporter dans le temps, passé ou futur. Le présent n’a pas de place dans le train, ce serait perdre son temps que de s’y complaire. Qu’y a-t-il de plus absurde que de rester dans ce corps immobile, contraint, devenu simple bagage ou valise pour un esprit qui veut vivre l’ailleurs ?
Tobie rêve de ce qu’il fut. Parce que c’est le moment, parce qu’il ne s’y attarde pas souvent, presque jamais même. C’est ce que le convoi lui offre, c’est le privilège des gens qui s’assoient dans le sens contraire du mouvement. L’opportunité de prolonger son regard aussi loin qu’on a vécu. Il y a eu de si belles choses, tant de satisfactions, tant d’images à garder dans l’album de sa vie. Et puis aussi ces secrètes déceptions, ces solitudes, ce dépit ressenti à perdre ses racines, ce vertige d’être trop souvent en l’air, entre, et de ne pas sentir qu’il y a une place qu’on a creusée durement certes mais qui est sa place dans ce monde.
Tobie n’en parle jamais. C’est une part de sa vie qui reste secrète. Evelyn elle-même n’en sait pas grand-chose et alors qu’il part en Suisse pour des raisons très personnelles, il se met à sourire.
— Ma vie, je l’ai vouée à ma famille, mes gosses, mes femmes. Pour tout le monde je suis le boss. Tous croient me connaître… Pourtant, j’ai plus de zones interdites que vous ne croyez, mes chers !
à suivre...