poematique expiraTOIre
un vieux fou, un voyage, de l'amour, de l'amitié.
3. Où on regrette, tergiverse et puis tient bon.
Le lendemain, la récupération des chaussettes annonce une journée difficile et les œufs sont froids. Evelyn reste cachée dans la cuisine dans laquelle elle ne laisse d’ailleurs jamais personne entrer. De toute la matinée Tobie ne la voit pas. De derrière les cloisons s’échappe un violent concert de casseroles et d’objets.
Inutile de s’en faire, Evelyn tient trop à ses affaires pour les casser. Il y a fort à parier qu’elle fait de l’ordre ou des nettoyages. Tobie peut préparer son bagage. Ne pas trop se fier à son air décidé. Il cache bien son jeu car il commence à prendre conscience qu’il va véritablement devoir faire ce qu’il a dit.
Bas, culottes, chemises… Que mettre dans cette petite valise à roulettes et de quoi a-t-on besoin pour un court voyage de quatre jours. Deux critères essentiels, être bien vêtu et que ce soit pratique. Mais depuis des années, il n’a jamais préparé quoi que ce soit de ce genre. Il a même de la peine à identifier lesquels de ses vêtements il trouve agréables et dans lesquels il se sent engoncé. Il ouvre la grande armoire de la chambre. Evelyn a jeté toutes ses affaires en vrac au fond de la penderie. Tobie sent la rage le reprendre mais il se contient. Il prendra ces trois polos et un gilet. Qu’importe ces foutues chemises blanches ! À activité nouvelle, habillement autre. Il extirpe encore une veste de sport et une casquette, indispensables selon l’idée qu’il se fait de l'aventure. Puis plein de questions sur ce qu’il veut encore emporter, il se met à chercher sur son ordinateur une vidéo conseil, ce qu’il n’a aucun mal à trouver. Et bientôt sur le kilim de son lit s’étalent les vêtements et objets sélectionnés pour l’accompagner.
On gardera en vue l’objectif, qui est une histoire peu commune. Faire en sorte que Tobie le garde aussi. Chaque geste a son importance. Il peut finalement échouer pour des bricoles et par manque de concentration. Suppléer au hasard. C’est la dernière fois qu’il entreprend un tel déplacement en solitaire, comme un jeune homme. C’est bien plus qu’un simple voyage, c’est une déclaration pressante de sa propre liberté ! Bien plus qu’un défi, il s'agit de réaffirmer une identité perdue avec le temps.
Le vieil homme réfléchit et y ajoute soudain une boîte en carton qu’il tapote un instant satisfait, partagé entre la joie de sa jeunesse qui le poussait en avant et l’évidence qu’il s’agit pour lui d’une ultime balade.
*
Tobie a depuis longtemps installé ses quartiers dans la pièce au fond de l’appartement. C’est un endroit particulier abritant de nombreux livres alignés dans des bibliothèques en bois, une grande collection de romans en français et d’auteurs de son siècle. Une table avec un siège spécialement conçu pour lui, homme échassier. Dans une vitrine, il garde quelques souvenirs importants, des cadeaux auxquels il tient. Dans une autre, une collection de statuettes asiatiques, offrandes faites autrefois aux divinités pour des grâces particulières. Et dans son ordinateur, son jardin secret. Alors qu’il se prépare à sa dernière nuit avant le départ, Evelyn entre. Contrairement à ses habitudes, elle a frappé, presque timidement. Elle a pleuré. Son visage est rougi et enflé. Elle s’était couchée bien plus tôt que lui, cherchant à éviter une nouvelle discussion peut-être. C’était préférable. Mais donc, elle n’a pas dormi mais pleuré. Tobie sent la pitié l’envahir. Il n’aime pas contrarier son épouse. Il sait à quel point cette femme lui a voué tout son amour. Cette venue, alors qu’ils ne font plus chambre commune depuis des années, n’est pas à prendre à la légère. Que cherche Evelyn...
— Reste avec moi, dit-elle suppliante.
— Je vais revenir, c’est promis et il n’est pas question de t’abandonner, tu le sais bien.
— J’ai peur de rester seule. Pourquoi est-ce que je compte si peu pour toi ?
— Tu te trompes. Tu comptes pour moi.
— Qu’est-ce qui te pousse donc à aller là-bas ? Personne de ton âge ne fait ce genre de voyage pour rien… C’est plus important que moi, en tout cas.
— Je vais revenir.
— Et si je meurs pendant ces quelques jours ? Et si nos fils l’apprennent ? Et s’il t’arrive quelque chose en route, tu es si fragile ?
— Je reviendrai intact. Ce ne sont que 4 jours. Dimanche, nous reprendrons exactement là où nous en sommes. La vie continuera.
— Tout va changer, je le sens.
— Tu te trompes.
— Pourquoi, pourquoi ? Je sais, c’est parce que tu ne m’aimes plus.
— T’aimer ne veut pas dire n’aimer que toi…
— Si ! Tu ne peux aimer que moi.
— Evelyn, je t’en prie, essaie de grandir un peu…
— Je ne peux pas être autrement. J’ai toujours été ainsi. Ce n’est pas l’heure d’être différente.
— Fais un effort et mets-toi à ma place.
— En voilà de bonne !
— C’est mon dernier voyage, un défi et un besoin. Je ne suis pas un reste d’homme. Je le suis encore à part entière. Et mes fils seront heureux de savoir que malgré ma santé, ma fragilité et mon âge, je peux encore agir.
— C’est de l’orgueil, mon pauvre. Tout peut arriver et tu seras seul.
— Evelyn, voyons, sois raisonnable…
Evelyn, qui avait appuyé sa tête sur la poitrine de son mari, s’éloigne de lui. Le regard dur, elle siffle entre ses dents.
— C’est pour cette fille n’est-ce pas ! Tu vas la rejoindre et quand tu m’auras trompée, tu oseras revenir ici, comme si de rien n’était ? C’est incroyable !
— Tu sais exactement ce qu’il en est… Arrête, arrête ! Va te coucher, demain je pars.
Evelyn sort et claque la porte.
— Et dimanche, je serai là à nouveau… soupire Tobie.
Alors que Tobie commence à culpabiliser, on pourra lui rappeler leur dernière dispute ; ça devrait effacer tout remords en lui.
*
Il importe de savoir que Tobie a des secrets qu’il désire protéger du monde. Des choses qui lui appartiennent et rien qu’à lui. Des choses qu’il ne veut pas partager pour en garder l’exclusif plaisir. Des miettes de vie à lui seul. Ce sont de petits objets qu’il associe à des souvenirs précis. Ou de précieuses correspondances qui l’ont touché, des photos ou encore ses propres écrits dans des dossiers cachés dans son Mac. Evelyn n’est guère à la page dans le domaine mais il la sait capable de beaucoup de choses pour garder la main mise sur sa vie. Quatre jours peuvent bien la pousser à fouiller dans son matériel informatique. Avant de fermer sa machine, il contrôle une nouvelle fois l’inviolabilité de ce territoire-là. Puis il se couche fatigué et excité par ce qui l’attend dès l’aube.
Profiter de la nature, de la vue. La lune est levée, prête à traverser la baie vitrée aux rideaux ouverts. Tobie n’est pas le genre d’homme à confier son destin à quelque dieu que ce soit. Pourtant, face à ce ciel glacé et sans nuages, dans cette lumière bleue qui tombe sur son lit de vieux, il ne peut retenir un vœu d’enfant.… « Oh ! que tout se passe bien et que ma décision soit juste et comprise... »
C’est à cause de cette touchante prière qu’on est là et qu’on lui tiendra compagnie pendant 4 jours.
Il ferme les yeux, se tourne sur le côté droit pour ne pas écouter son cœur battant d’aventurier, un bruit fort et bien charpenté qui lui rappelle à quel point il faut compter sur lui pour mener à bien cette histoire.
— Demain, à la même heure, je t’aurai vue...
Il plonge.
*
Mail du 7 août
Tobie,
Si tu voyais la collation avant le bistouri dans cet hosto ! L’assiette, ces pains posés en rond, rien de frais ni de craquant mais ce rassis qui saura être digeste sans vous faire oublier le lieu où vous êtes. Aucun crédit sur le plaisir. Le petit pot de beurre, la confiture portion, et deux bâtons de fromage. Modeste pitance avant le scalpel. Pas de repas fastueux du condamné, « demain tu seras encore des nôtres, alors n’en demande pas trop ! » La souffrance malgré son apparat reprend ses grands classiques culinaires.
La chambre d’hôpital retendue de frais citronné n’en reste pas moins le cimetière de trop de cris. Je revois mes aïeux gangrénés de maux atroces, vissés sur des chaises percées, pissant leur torture, - le paradis se gagnait en serrant les fesses et les dents-, leurs visages charcutés de souffrance et qui ne me regardaient plus depuis longtemps, perdus qu’ils étaient en des lieux où on n’éprouve plus rien pour les autres et tant de soi. Je revois leurs gueules brunes des éternelles pipes, des chiques à cracher presto avant l’église. Je revois les lits alignés dans des mouroirs pleins où celui que l’on venait visiter ne nous était plus personne tant ses grimaces de mort l’emportaient sur les souvenirs d’avoir été des nôtres.