poematique expiraTOIre
Le Ciel des Capitaines
un vieux fou, un voyage, de l'amour, de l'amitié...
2. Où Tobie tient tête...
En attendant le retour de Tobie dans sa chambre, on jettera un œil sur sa bibliothèque. Apprécier son éclectisme et surtout son goût pour la littérature française. Il a un faible pour Albert Camus. « Le droit d’aimer sans mesure... ». C’est son environnement favori, avec l’accès à la terrasse et la vue sur les enfilades de toits. Un homme qui vit à hauteur de ciel ne pense pas comme un jardinier.
Tobie quitte la table. Il est huit heures à l’horloge du salon. Grand temps pour lui de poursuivre sa journée et de préparer ce qu’il a décidé, quelques instants plus tôt dans sa salle de bains. D’un pas toujours aussi conquérant, il retourne vers sa chambre. Sur le long corridor, son ombre du matin le précède, 1 mètre 87 de bonhomme en élastique de contrejour. Un sentiment de puissance le traverse. Grand, il l’a été en effet, autrefois. Depuis quelques années, sa silhouette s’est ramassée, le courbant dans une révérence dont il se passerait bien. Il marche souvent en tenant ses mains dans le dos, comme un monarque. De longues mains de pianiste. Mais ce qui arrête plus sérieusement les regards, c’est cette grosse tête à la chevelure très blanche et taillée d’une manière romantique, une longue figure au nez grec et à la bouche mince. Pas encore de quoi en faire un personnage s’il n’y avait en plus, ce regard, un œil petit et affûté et l’autre bandé de noir à la manière d’un capitaine de frégate. Tobie a le chic pour se distinguer, il l’a toujours eu. Il pourrait se contenter d’une paire de lunettes pour camoufler qu’il est borgne. Être un pirate lui plaît davantage tout en maintenant une hyper acuité à son œil restant.
*
Dans la chambre, Evelyn a déposé une chemise blanche et un pantalon pré-harnaché de bretelles. C’est pour empêcher sa bedaine de lui faire baisser son frac. Evelyn s’occupe de l’habillement de son mari depuis le temps où il était boss. Tobie se revêt et sans plus attendre, il enclenche son ordinateur. Le vieux sous des apparences de retraité peinard a un emploi du temps conséquent, des obligations et un programme d’activités, toutes mentales certes, mais qu’il a lui-même concocté pour éviter de se confronter sans fin à la compagnie de son épouse. Pour rendre les choses plus valorisantes, il « travaille » en français, langue apprise dans sa jeunesse et dont il est amoureux.
Ramener le personnage à sa décision. Pour ce faire, on usera des moyens de persuasions habituels d’abord, comme répéter son « j’y vais ! » autant que nécessaire. Il peut rester imperméable à la suggestion. Si besoin, un peu d’hypnose sentimentale peut être utilisée. Partir, partir, partir...
— Bon, il est temps d’attaquer ce projet.
Sur l’écran, la carte routière de l’Europe. Comment se rendre de Bois-Le-Duc à Lausanne, en Suisse, près de 1000 km plus au sud ? Amsterdam et Schiphol ? Tobie se met à rêver à la première fois qu’il est monté dans un avion et combien ensuite cet émerveillement de l’après-guerre est devenu ennuyeux et routinier. Il n’aime plus ce moyen de transport, dit-il, pour cacher qu’en fait, sa crainte des terroristes a largement contribué à ce désamour. Il pourrait peut-être à la rigueur envisager un petit aéroport, celui de Rotterdam par exemple, si une liaison existait avec sa destination. Mais par chance, il n’y en a aucune. Le bateau le conduirait à Bâle mais c’est tout de même beaucoup de temps à patienter. Reste le chemin de fers. Il aime bien. Un train relie Bois-Le-Duc à Bruxelles et puis de là un autre le déposerait à l’entrée nord de la Suisse. Tentant, si ce n’était le pouvoir de la capitale belge d’attirer les poseurs de bombe et les extrémistes de tous poils. Non. Ce ne sont pas des choses rassurantes et il faut se rendre compte que son « j’y vais » du matin ne pourra s’exécuter que si rien ne sème le moindre trouble en lui.
On confortera fortement ses capacités afin qu’il se rappelle qu’il sait mesurer les dangers mais aussi ménager ses forces et ses émotions de vieil homme. Une aventure telle que celle-ci réclame des encouragements, c’est un projet encore fragile.
Du doigt, il se met à tracer sur la carte le trajet alambiqué mais parfait d’une ligne ferroviaire passant par l’Allemagne pour arriver presque huit heures plus tard à Lausanne. Il vérifie les coûts ; les prix se valent. Donc il se décide pour un voyage passant par Duisburg, Köln et Karlsruhe, se flattant de son ingéniosité. Il commande son billet, réserve ses places. C’en est fait, il partira ! Il ne sera absent que 4 jours, du jeudi qui arrive au dimanche soir. Il est temps de braver Evelyn.
*
Madame est une femme en pleine santé, vive et cycliste naturelle. Malgré son âge, elle a de nombreuses activités, s’occupe de son ménage, d’une école religieuse, rencontre des gens, fait toutes les courses et aime conduire. Le temps n’a pas de prise sur son dynamisme et la confiance en ses capacités à tout gérer. Elle ne sent pas la vieillesse. Sportive et terre à terre, elle est presque à l’opposé de son mari, ce qui a permis à ce couple de tenir ensemble malgré leurs caractères. Autant Tobie est pondéré, réfléchi et intuitif, autant Evelyn est compétitive, sociable et sûre d’elle jusqu’à la rigidité. Leurs bagarres sont épiques. Elle crie, hurle. Il encaisse et puis le lendemain, il est épuisé, exténué par les mots et ses efforts pour rester calme. Evelyn a peur qu’en laissant son époux vivre un peu à sa guise, il ne choisisse de l’abandonner. Mais Tobie est un gentleman.
— Evelyn, mijn Liefste… !
On restera discret lors de la dispute qui va avoir lieu. On n’est pas là pour jeter de l’huile sur le feu. Tenir la bonne distance. On visitera l’appartement s’il y a trop d’animosité ou on profitera de la terrasse splendide dominant la place. Le lieu de vie de Tobie, agréable et sécurisant, a tout pour le retenir dans son élan. Se tenir cependant dans les parages pour le cas où le bonhomme serait en panne d’arguments. Être prêt à lui en fournir.
La scène est monumentale, chacun déployant sa panoplie d’armes de guerre. Un vrai défilé militaire dans lequel on n’hésite pas à user de quelques gaz sarin et moutarde, qui les tiennent abrutis et choqués par leur propre colère. Evelyn répète si tu pars, je ne serai plus là à ton retour. Tobie ricane si seulement… Chacun ensuite se cloître dans sa chambre et Tobie soupire enfin.
— Le plus dur est fait !
Il s’endort sur le côté en murmurant… « Ik kom, ik kom... » Restent deux jours pour se préparer à cette aventure. Il n’a aucune appréhension encore, seule sa victoire du soir compte.
Dormir également. L’homme qui rêve n’est pas un homme dangereux.
à suivre...