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poematique expiraTOIre

Le ciel des Capitaines

Le Ciel des Capitaines

la nouvelle Série littéraire  d'annaj

un vieux fou, un voyage, de l'amour, de l'amitié...

1. Où Tobie se décide mystérieusement à y aller...

Un porche rouge en briques, trois marches. Porte à code numérique. On attendra qu’un habitant sorte et profitera de l’ouverture pour se glisser à l’intérieur. Pour chercher parmi les boîtes aux lettres la désignation du bâtiment, de l’ascenseur, de l’étage. Il y a trois immeubles qui se rejoignent avec un parc au centre, un parc de béton et de petits arbustes au milieu de cailloux blancs. On prendra un premier ascenseur, traversera une cour et entrera par la porte nord. Dans le nouvel ascenseur on sélectionnera l’avant-dernier étage. Il y aura ce vent dans le puits d’aération et le bruit bien éduqué de l’esprit des lieux. Ce sont des sons inhumains. Les habitants ne font pas de manière. L’entrée se fait en deux temps. il y a une passerelle de deux mètres, au-dessus de la cage d’escalier. On passera simplement la porte sans se faire remarquer. Il n’y a pas de chien, pas de chat, personne qui saurait deviner votre effraction. Un couloir élégant. On optera pour la direction inverse de la lumière. Il y a une première pièce à droite. Inutile d’y entrer, c’est la laverie et aussi la chambre des orchidées. Prospères, fleuries, elles demeurent loin des regards. On poursuivra jusqu’au fond de ce corridor, deux portes s’affrontent. Face à face. Une chambre est dotée d’un très grand lit sur mesure. L’autre plus claire, d’un lit de curé et d’un grand vitrage. Ne pas s’occuper de ces pièces. Plutôt la porte droit devant. C’est la salle de bains. Carrelage vert pâle margé comme une papeterie de bandes grises, du sol au plafond. Lavabo modèle d’avant la guerre, tuyauterie dorée. L’endroit est spacieux.

Il sera 6h46. Il aura fallu dix minutes pour parcourir la distance de la rue jusqu’ici. C’est dire que la résidence est imposante. Un ancien bâtiment de tri postal transformé en logements de luxe. On coupera le trop dans le montage des souvenirs. Ces rencontres, les hésitations et même ce petit retour en arrière pour reconsidérer l’estimation des points cardinaux. C’est ici que ça se passe.

Ici à 6h 46 et quelques mesures maintenant, un homme se penche. Il essaie de saisir une chaussette tombée au pied du tabouret médical avec un placet en plastique dur et blanc. Il l’attrape. En pivotant audacieusement sur un pied, il parvient à ramasser l’autre du bout des doigts. Equilibre parfait. Victorieux, il sourit. C’est que chaque matin, mais à des moments plus approximatifs, Tobie affronte en pestant sa paire de chaussettes assemblées en torchon impénétrable par Evelyn, sa femme. A cause de cette fichue habitude, ces quelques mouvements de récupération sont devenus selon l’aisance avec laquelle il les exécute, le baromètre de son humeur. Il dit que c’est son horoscope in pedibus. S’il recouvre la paire avec aisance, il est heureux. S’il a de la peine, il grogne sur son âge. Quand c’est impossible, il s’emporte, vexé, pour demander de l’aide. Evelyn se moque bien de ce jeu-là. Elle a toujours fait ainsi et rien ne la fera changer de méthode.

— Tu as été exceptionnel ! Qui à ton âge peut encore se permettre cet enchaînement de pas ? Ce sera une journée idéale !

Le miroir entouré d’ampoules à la manière de celui d’une loge de théâtre reflète en effet un visage content. Celui de Tobie, quatre-vingts ans, vaste front avec nuage de beau temps, yeux bleus, quelques rides creusant ses joues et sourire édenté. On se placera à ses côtés pour lui taper discrètement l’épaule. Le féliciter mentalement. C’est un homme intuitif, qui accepte volontiers les perméabilités des mondes, il entendra. Tandis qu’il achève sa toilette, attentif à ne pas louper quelques poils en cours de rasage, il change soudain d’expression.

Rembobiner le film de quelques secondes ; ici la satisfaction et puis à partir du regard qui vient de percuter son reflet, on verra vraiment l’ensemble des rides et des plis se renforcer.

— J’y vais !

L’air décidé, il se tamponne les joues, passe ses mains dans sa chevelure, fixe son râtelier et sort. Le laisser agir, céder le passage, le suivre. Culotte blanche, liquette de maçon et chaussettes assorties. L’homme veut faire quelque chose, il vient de le décider. Et c’est pour cette raison qu’on sera avec lui. Comme une ordonnance militaire attachée à un vieux général, en sous-vêtements et privé de médailles. Dans la pièce claire, il enfile sa robe de chambre et glisse dans des savates éculées ses panards démesurés pour rejoindre la table du petit déjeuner.

C’est à l’autre bout du couloir que ça va se passer. On se déplacera aussi, anticipant son arrivée dans la salle à manger. Entrer dans la cuisine. Elle est en bois couleur cerisier. Élégante, fonctionnelle, un peu en désordre. Evelyn est là. Solide et énergique.

Evelyn a elle aussi ses prévisions du temps : le chuintement des grolles de son époux qui sait promettre également la qualité de l’air entre eux deux. Ecouter avec elle. Le bruit déterminé de ce matin-là ne lui plaît pas. Quand Tobie marche ainsi, c’est souvent à elle ensuite de le suivre à la baguette. Evelyn range et lave des affaires.

 

*

 

 

On sortira de la cuisine pour s’installer sur le canapé de l’angle au fond du salon. Observer. Il y a une table en verre poli laiteux. Des chaises confortables, un vaisselier sombre et bas. Profiter de l’installation de l’homme pour étudier l’endroit. Beau mobilier, vitrines d’antiquités, immense écran de télévision, fauteuils design. Art exemplaire de mélanger l’ancien et l’ultra moderne. C’est une belle pièce, lumineuse et élégante.

Tobie mange à la table rectangulaire avant de boire un ristretto à la table ronde, devant la terrasse. A droite de son assiette, un bol rempli d’une mixture censée entretenir ses forces intemporelles. A gauche un autre contenant une brassée de pilules censées, elles, camoufler les failles de ces fameuses vigueurs. Il a ses habitudes. Evelyn aussi, et quel que soit le temps que son époux va prendre pour achever sa toilette, invariablement à 7 heures, elle éclate deux œufs dans la poêle à frire, les fait dorer et puis les glisse dans une assiette. Ainsi Tobie, s’il manque de variété dans ses menus, peut se rattraper sur les variations de température de service de sa nourriture. Evelyn ne le rejoint pas encore.

Faire connaissance avec son sujet. S’imprégner de la situation. Un couple plutôt aisé vivant dans un endroit aménagé avec goût. Quelques tableaux, pas nombreux mais intéressants. Des rituels de vie. Une organisation à laquelle chacun tient.

Le couple que forment Evelyn et Tobie a passé de nombreuses années à se rôder. Les emballements des premiers semestres ont été suivis de longues traversées en mode tempo mat, chacun tenant sa vitesse de croisière, madame à l’intendance et monsieur à la finance. Puis vinrent des temps moins huilés, ceux qui virent monsieur devenir un omniprésent retraité et madame une expat d’un territoire qu’elle pensait conquis, son appartement. Entre eux deux, il fallut négocier de nouvelles frontières, approuver des traités de voisinage, abandonner quelques prérogatives pour que la paix puisse demeurer elle aussi dans le ménage. Ce fut Tobie qui lâcha prise. A partir de là, une routine casanière s’installa pour lui. Il se plongea dans la lecture, l’écoute passionnée de vieux vinyles de jazz et se mit à cultiver un goût nouveau pour les technologies modernes jusqu’à se débrouiller comme un chef, celui qu’il avait toujours été.

On apprendra en contemplant le décor, photos, vitrines, objets divers, que ce sédentaire indécrottable a fait pourtant le tour du monde et travaillé avec des gens puissants, se déplaçant en hélicoptère ou jet privé pour des rencontres de travail avec des partenaires aussi discrets que riches. Tobie lui-même n’en parle plus et si on le lui rappelle, il a le plus souvent l’air de se réveiller. Non décidément, le Tobie d’autrefois n’a plus rien à voir avec celui que l’on surprend ce matin, deux œufs tièdes dans son assiette.

Il mange sans mot dire, agissant comme si Evelyn n’était pas là à tremper son pain dans un bol de thé avant de le sucer bruyamment. Cette placidité alerte la femme qui connaît son homme sur le bout du doigt. Il est rentré en lui-même, barricadé et donc prêt à entrer en conflit. Mais lequel ? Evelyn l’ignore encore. Pour obliger son mari à réagir, elle se met à téter sa tranche de Pumpernickel, slurpant sans vergogne. Tobie un instant la regarde.

Lui glisser à l’oreille d’attendre encore avant de lancer les hostilités. Plus tard elles viendront, mieux ce sera. Faire en sorte qu’il garde le contrôle, cette histoire en dépend.

— N’oublie pas de prendre ta tension.

— Pas de souci, je viens de le faire. Tout est parfait, une tension de jeune homme.

— C’est ça…, vieux gredin.

Elle a prononcé ces mots en français, une langue qu’elle ne maitrise pas vraiment et il entend sredine. Il ne peut retenir un sourire narquois. Parfois en effet, le couple se dispute dans la langue de Molière, essayant de cacher leurs plus odieuses réflexions sous des apparences distinguées et bien éduquées.

 

à demain...

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